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    Bataille de Toulouse de 1814 - Théodore Jung

     

     

    Le contexte de la bataille

    Depuis le 18ème siècle une même famille règne sur la France et l'Espagne : les Bourbons. Aussi quand Louis XVI est exécuté le 21 janvier 1793, l'Espagne vient au secours de la famille royale de France et déclare la guerre. Collioure et les rives de la Bidassoa tombent très vite sous les assauts espagnols.

    A noter qu'à cette époque l'Angleterre est une alliée de l'Espagne.

    En 1794, les Français retournent la situation et s'emparent de Figueras, Bilbao, et Vitoria. L'Espagne négocie la paix et le 18 août 1796 le traité de San Idelfonso matérialise l'alliance franco espagnole contre l'Angleterre.

    Par la suite, pour diverses raisons que nous ne développerons pas ici, l'Espagne entreprend de marcher sur le Portugal avec le soutien de Napoléon, celui ci voulant mettre au pas le Portugal pour avoir refusé de participer au blocus contre l'Angleterre : ce sera la guerre des Oranges de 1801.

     

    En 1807, rebelote, le Portugal refuse toujours de participer au blocus et Napoléon envoie des troupes pour occuper le pays. Mais pour ce faire il passe par l'Espagne. Or les troupes françaises se conduisent comme des rustres et pillent les villages espagnols, ce qui ne fait qu'attiser la haine de la population à leur égard. En parallèle, Napoléon tente de profiter de la situation politique chaotique de l'Espagne pour s'immiscer dans les affaires du royaume. Et alors que l'armée napoléonienne occupe Madrid, la population se soulève; cette révolte embrase le pays quand le roi d'Espagne abdique sous la pression de Napoléon au profit de son frère Joseph. La rébellion espagnole sera écrasée dans le sang par Murat. Violence que représentera Goya dans sa peinture.

     

    Francisco De Goya - Tres de Mayo - 1814

    Musée du Prado - Madrid

     

    Et c'est ainsi que la guerre d'indépendance espagnole commença. Elle dura 6 ans et fut un désastre pour Napoléon qui l'avoua d'ailleurs à Sainte Hélène : "cette malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France".

    Entre temps, le Portugal qui est lui aussi occupé par Napoléon qui ne lui pardonne pas son manque de coopération dans le blocus international, recevait de l'aide de l'Angleterre.

    C'est ainsi qu'une coalition Espagne/Portugal/Angleterre va se former contre Napoléon dans cette guerre d'indépendance.

     

    L'assaut de la caserne de Monteleon, 1808 - Joaquin Sorolla (1886)

    Musée Victor Balaguer, Vilanova, Catalogne

     

    En décembre 1809, Napoléon prend le contrôle de la Catalogne qui sera annexée à l'empire le 26 janvier 1812 et le restera jusqu'au 10 mars 1814. Ce territoire sera divisé en 4 départements :

    - les Bouches de l'Ebre avec Lleida comme préfecture

    - Montserrat avec Barcelone comme préfecture

    - Sègre avec Puigcerdà

    - Ter avec Gérone

     

    Mais les Français vont perdre du terrain et en quelques semaines, de mai à juillet 1813, Joseph Bonaparte et son armée reculent jusqu'aux Pyrénées. Napoléon n'eut d'autre choix que d'accepter par le traité de Valencay le retour de Ferdinand VII dans son royaume.

    Début 1814, la Catalogne est reconquise par les Espagnols. La guerre d'Espagne s'achève mais à l'inverse, débute pour les Hispano Britanniques, la campagne de France qui allait amener la chute de Napoléon.

     

    Scène de la campagne de France - 19ème siècle - Horace Vernet

     

    Et c'est ainsi que l'on se retrouve quelques mois plus tard en ce jour de Pâques, le dimanche 10 avril 1814, à Toulouse ...

     

    La bataille de Toulouse 

    La bataille s'est déroulée le dimanche 10 avril 1814 de 6h à 21h et opposa les troupes françaises  commandées par le maréchal Soult aux troupes anglo hispano portugaises menées par le duc de Wellington.

    L'armée française comptaient à peu près 42 000 hommes contre 52 000 pour les coalisés. Le nombre exact est difficile à déterminer car il varie selon les sources mais ce qui est sûr c'est que les coalisés sont supérieurs en nombre.

    A noter que parmi les Français se trouve Louis Joseph Hugo, chef d'état major de la 1ère division d'infanterie de l'armée des Pyrénées, dont le neveu, Victor, n'a alors que 12 ans.

    7 956 soldats seront mis hors de combats dans les deux camps (dont 975 morts) à la fin de la journée selon les comptages. 

     

    Quelle est la situation de Toulouse en 1814 ?

    La ville compte près de 65 000 habitants et constitue la base arrière de l'armée. Elle abrite des casernes, la poudrerie impériale sur l'ile de Tounis, fond depuis 1793 des canons dans l'ancien couvent de Sainte Claire des Salins à l'emplacement de l'actuel Institut catholique, fabrique des armes à l'Arsenal (ancien couvent des Chartreux, rasé en 1960, il ne reste que les vestiges du cloître aujourd'hui) depuis 1792 et organise le ravitaillement des troupes depuis le Lauragais et le piémont ariégeois.

     

    Elle est entourée d'un rempart médiéval en piteux état, avec tours et portes fortifiées et s'étend sur la rive droite à l'intérieur des actuels boulevards, sur la rive gauche à l'intérieur des allées Charles de Fitte; des embryons de faubourgs à Guilheméry, aux Minimes, et à la Patte d'Oie complètent la physionomie de la ville.

     

    Toulouse en 1870 mais cela permet de situer les différents sites, quartiers, faubourgs de la ville

    A consulter avec zoom sur ce lien : https://www.visites-p.net/ville-histoire/toulouse-01.html#b

     

    En 1814, les remparts ne sont plus que l'ombre d'eux mêmes : mal entretenus, crevassés, envahis par des constructions civiles : l'enceinte de Saint Cyprien par exemple "ne consiste plus guère qu'en un mur d'octroi percé de deux grilles, l'une à la barrière de la patte d'oie, l'autre à l'extrémité du Cours Dillon".

    Une partie des remparts a qui plus est été détruit pour laisser place au boulevard Saint Cyprien de la place du Fer à cheval à la place Roguet et à l'allée de Garonne de la place Roguet au pont des Amidonniers.

    Les fossés étaient en partie comblés, et des maisons avaient été adossées aux murailles; d'autres, bâties sur le terrain de l'ancienne contre-escarpe masquaient près de la moitié de l'enceinte, qui conservait néanmoins un terre-plein, ou terrassement, trèslarge , de la Porte du Bazacle, ou de Saint-Pierre, jusqu'à la Porte de Las-Croses, et de celle d'ArnaudBernard jusqu'à la Porte-Neuve.

    Toulouse c'est aussi de l'eau : en plus du fleuve, elle est entourée de rivières et de ruisseaux : le Touch, l'Hers, la Save, la Louge, la Lèze, l'Hyse, l'Aussonnelle, la Sauve, le Girou, la Sausse, la Pichounelle, la Marcaissonne, la Seillonne plus le Canal du Midi et le canal de Brienne.

     

    Carte de Toulouse en 1815 par Vitry à consulter sur :

    https://www.archives.toulouse.fr/documents/10184/405363/20Fi13.jpg/0e37e64c-db58-4cf6-ad17-2725221a1d04?t=1535095546234

     

    Quant à la population toulousaine, elle est a priori plus royaliste que partisane de l'empereur et souffre du blocus continental; par ailleurs elle commence à connaitre les atrocités commises par les Français en Espagne et de ce fait ne montre guère de motivation à venir en aide aux troupes françaises.

     

    Les magasins sont fermés, les affaires commerciales, l'activité des administrations et des tribunaux sont suspendues. Les plus riches propriétaires de la ville sont partis. Les rues vont bientôt être encombrées par les voitures d'artillerie sortant de l'Arsenal, les fantassins, les cavaliers

     

    Toulouse en 1839

    Il s'agit de la plus vieille photo de Toulouse ; elle date de 1839 : un daguerréotype de l'opticien Antoine Bianchi (il avait ouvert un magasin rue de la Pomme) pris en haut du clocher des Jacobins : on voit le Capitole au 1er plan et derrière, la colline de Jolimont telle qu'elle était en 1814 c'est à dire sans habitations ainsi que le cimetière de Terre-Cabade.

    On voit en haut à gauche l'obélisque de Jolimont qui a été érigé le 28 juillet 1839 pour commémorer la bataille de Toulouse. C'est en effet à cet endroit notamment (appelé le Calvinet ou Mont Chauve) que s'est déroulée une partie de la bataille. La gare ne s'y trouve pas car elle ne fut inaugurée qu'en 1857avec la mise en service du tronçon ferroviaire Bordeaux Sète.

     

     

    Les différentes portes de Toulouse

     

    Situation de l'armée française et travaux de défense sur Toulouse

    Le 22 mars 1814 l'armée quitte Saint Gaudens et arrive le soir à Martres. Le 23 elle bivouaque dans la plaine de Noé; le 24 elle prend une position semi circulaire en avant de Toulouse, entre les Minimes et Montaudran et entre les allées Charles de Fitte et la Patte d'oie.  Malgré la pluie, "les différents mouvements de troupes avaient pour spectateurs plusieurs milliers d'habitants accourus sur les boulevards à la rencontre de l'armée".

    "Les Toulousains paraissaient saisis de respect et de recueillement à la vue de ces vieux débris des armées d'Espagne et du Portugal auxquels la fatigue de la campagne et la marche pénible du matin, au milieu de la pluie qui dégoutaient encore des armes et des vêtements n'ôtaient rien de leur mâle assurance".

    Soult décide de préparer la ville au siège   

     

    Ses officiers du Génie mettent en oeuvre la défense de la ville sur les deux rives de la Garonne reliées par le seul pont de Toulouse à l'époque, le Pont neuf.

     

    Des maisons furent utilisées pour y construire des plates formes ou y percer des embrasures destinées au tir de l'artillerie ou pour construire des redoutes, sortes de fortin destiné à l'artillerie notamment.

     

    Ils entourèrent par exemple d'une enceinte fortifiée les fermes Aurole et Chastel au nord et au sud de le chemin de Cugnaux : ce furent les redoutes Aurole et Chastel équipée chacune de 6 pièces d'artillerie.

     

    Idem pour la maison Rodolose qui s'élevait près de la route de Bayonne à 700m en avant de la Patte d'oie : elle fut entourée d'une redoute rectangulaire armée de deux pièces.

     

    Près de la caserne Pérignon, deux maisons surplombant la route de Castres (la maison Sacarin et la maison Cambon laquelle se trouvait à l'emplacement de l'actuel Caousou) furent entourées chacune d'une redoute terrassée.

     

    Voici quelques unes des redoutes que l'on pouvait trouver le 10 avril à Toulouse : la redoute Caraman sur le plateau de Montaudran entre la route de Caraman (ou de Castres) et le vieux chemin de Lasbordes, la redoute de la Sipière (qui n'a rien à voir avec la Cépière) à 500 mètres au sud est de la précédente, la redoute du nord et celle des Augustins sur le Calvinet, la redoute du Colombier près du chemin de la Gloire près de la route de Soupetard.

    Exemple de redoute (1900, redoute des Mattes près de Narbonne)

     

    Exemple de redoute adossée à une habitation : redoute de St Pierre près de Narbonne en 1900

     

    La porte Matabiau fut défendue par deux canons de 24 et deux mortiers de 32 cm.

    Entre les portes St Etienne et St Michel, on mit deux pièces pointées sur Montaudran.

    Au Pont des Demoiselles furent construits deux bastions et une courtine qui barrait la route de Revel.

    Le couvent des Récollets et la chapelle furent fortifiés en crénelant les murs, en barricadant les fenêtres et en cerclant le tout d'un fossé.

     

    Le livre de H. Geschwind et F. De Gélis détaille de façon très précise les travaux effectués afin de défendre la ville.

     

    Ces travaux gigantesques réalisés en quelques jours (entre le 24 mars et le 9 avrril) n'ont pas tous pu être menés à terme et ont demandé la réquisition de près de 1000 ouvriers par jour sur Toulouse et ses environs.

    Le 2 avril, Soult donna l'ordre suivant : "les habitants de la ville seront commandés pour être employés aux ouvrages de défense, chacun dans son quartier, particulièrement aux portes, aux ouvrages avancés et sur les remparts. Ils devront être munis d'outils; ils seront conduits par les commissaires de quartier qui en feront l'appel et resteront avec eux au travail et imposeront des amendes à ceux qui refuseront de s'y rendre".

     

    L'armement

    L’infanterie se sert encore du fusil à pierre du modèle de 1777 dont la portée utile tourne autour de 100 m sans dépasser 150m . S'il pleut, si c’est humide, impossible de tirer. Par ailleurs si un vétéran arrivait à tirer jusqu’à 6 coups par minute, un soldat moins aguerri n’en tirait que 2 ou 3. Dans les 2 cas la précision du tir restait médiocre.

     

     

    L’artillerie n’était pas plus performante et surtout très peu mobile ; il  fallait de 4 à 6 chevaux voir pour les trainer et souvent faute de chevaux on utilisait des bœufs. Ainsi à Véra, au passage de la Bidassoa par Clausel « les premiers obus de sa propre artillerie tombèrent au milieu de son infanterie aux applaudissements ironiques et joyeux des soldats anglais postés sur l’autre rive ».

     

    Le quotidien des soldats français

    Pour ne rien arranger, les soldats de Soult manquait de chaussures. Le 10 mars il écrivait au ministre que 2 à 3000 de ses hommes étaient pieds nus et il demandait à ses généraux à « requérir dans les communes où ils passent ou qui seraient à leur portée , des souliers pour être distribués aux soldats qui en manquaient entièrement , les communes devant être indemnisées par la suite ».

    En arrivant à Toulouse Soult vida les magasins pour remédier à cette situation.

    Et que dire de la charge du soldat français . Elle est trop importante : 60 livres. Le soldat anglais ne porte pas ses gamelles et sa marmite, il ne porte du pain que pour 3 jours, tout le reste est transporté par les animaux de bât : tente, ustensile de cuisine, provisions, etc.

    Le ravitaillement a toujours été une source de préoccupation pour les armées. Les troupes françaises ont pillé au cours de toutes leurs campagnes les villes et villages qu'ils ont traversés alors que les anglais avaient pour habitude de payer ce dont ils avaient besoin.

    De façon générale les Français réquisitionnaient tout ce dont ils avaient besoin sur leur passage : bois de chauffe, tonneaux, volailles, jambons, draps, charrettes, bois de charpente, bétail …

    Un arrêté du 7 avril 1814 stipulait que le département de la Haute Garonne devait fournir à l’armée d’Espagne 4 000 quintaux métrique de grains, 100 de sel, 200 de légumes,  40 000 l d’eau de vie.

     

    Nicolas Jean-de-Dieu Soult (1769-1851), Maréchal d'Empire et duc de Dalmatie

    de Louis Henri de Rudder

     

    Prise en charge des blessés

    Toulouse était en capacité de recevoir près de 1500 malades et blesséa.

    Les évacuations de blessés et malades se faisaient par les lignes d’étape sur la route d’Auch ou celle de Saint Gaudens, par voiture de roulage ou par charrettes à bœufs.

    Toulouse comptaient comme hôpitaux La Grave (900 places),  l’Hôtel dieu St Jacques (400 places), l’Hôpital militaire (400 places)  mais ce ne fut pas assez et furent créés des hôpitaux temporaires : dans la caserne de passage Guibal, au bd Lascrosses (400 places) et dans le dépôt de mendicité de St Cyprien (300 places).

     

    La Grave

     

    S’y ajoutèrent l’ancien couvent de la Visitation de la bienheureuse Vierge Marie fondé en 1646 à la porte Saint-Étienne au 41 de la rue Rémusat (aujourd'hui remplacé par Primark), l’ancienne manufacture Boyer Fonfrède au Bazacle et l’ancien réfectoire des Jacobins 69 rue Pargaminière.

     

    Réfectoire des Jacobins

     

    Ceci étant, les Toulousains, malgré leur hostilité envers les armées françaises, vont venir en aide aux blessés : un témoin des faits écrira que "toutes les maisons de Toulouse étaient autant d'hospices ouverts aux malheureux blessés".

    Soult a également prévu et organisé un transport des blessés et malades par eau de Toulouse vers Castelnaudary et le Lauragais tant pour désencombrer au fur et à mesure les hôpitaux qu’en cas de retraite. Aussi tous les magasins et bâtiments de l’administration ont été réquisitionnés ainsi que les bateaux existants sur le canal, les chevaux pour les tirer, des brancards et des paillasses.

     

    La bataille ( le livre de H. Geschwind et F. De Gélis détaille très précisément les différentes étapes de cetet bataille)

    Le 25 mars, les coalisés arrivant par le chemin de Boulogne, et donnent l’assaut sur Tournefeuille. Les divisions napoléoniennes se replient sur Saint-Cyprien.

    Le 28 mars un détachement ennemi remonte jusqu'à Roques. Dans la nuit du 30 au 31 mars une partie de l'armée britannique remonte l'Ariège jusqu'au pont de Cintegabelle, l'avant garde poussant dans la direction de Villefranche.

    Le 4 avril les troupes ennemies changent de position et se dirigent vers Blagnac par Cugnaux, Tournefeuille, et la vallée du Touch. 

    Le 8 avril Grisolles, sur la route de Montauban est occupé par Welligton. Des reconnaissances de cavalerie furent envoyés vers Lalande, Croix Daurade et Balma.

    le 9 avril Soult fit sauter les ponts de Balma et de Lasbordes

    La Ville Rose est entourée notamment au niveau de St Cyprien, des Minimes, de la vallée de l'Hers, de Croix Daurade et la bataille s’engage le 10 avril dès 6 heures avec trois coups de canon tirés depuis Croix-Daurade, d’où les Anglais partent sur Le Calvinet ou Mont Chauve ou encore Mont Rave (site aujourd'hui appelé Jolimont).

     

     

     Vues de Toulouse et certains des sites indiqués dans l'article

     

     

    Les anglais s’élancent dans le même temps vers le faubourg Saint Cyprien mais sont arrêtés aux actuelles allées Charles de Fiite. Les combats sont rudes devant le mur d’enceinte, à l’angle de la rue Varsi et des allées Charles-de-Fitte. Les coalisés massés devant l’actuel musée des Abattoirs, canardent les Français perchés sur les redoutes et le mur d’enceinte. 

    Les Espagnols échouent au pont Matabiau et au Calvinet. Les anglais arrivent à rejoindre la route de Castres malgré l'inondation de l'Hers et attaquent en donnant l'assaut à la redoute de la Sipière.

    Il faut se rappeler que les lieux de l’époque ne correspondent en rien à ce que nous connaissons aujourd’hui : à la place du tissu urbain dense que nous connaissons entre l’Hers et la butte de Jolimont se trouvait en 1814 la campagne (voir la photo de 1839 plus haut). Les soldats avançaient donc à découvert. La bataille qui s’est déroulée notamment entre la rivière l’Hers et la colline de Jolimont s’est donc déroulée en rase campagne dans des conditions difficiles, avec des rivières en crues et des sols gorgés d’eau rendant la progression des troupes compliquée.

    Dès 9h les Espagnols lancent un assaut depuis le pont de Périole (le pont qui traverse aujourd’hui l’Hers en direction d’Auchan-Gramont), vers les hauteurs de Périole. Ils sont décimés par l’artillerie française.

    Les Ecossais attaquent à ce moment les Ponts Jumeaux qui sont défendus par 300 soldats et 5 canons : c’est un nouvel échec. Au milieu des soldats, sur le pré aujourd’hui recouvert par le périphérique et le skatepark de l’Embouchure, tombe le lieutenant écossais Thomas Forbes, l’aïeul du fondateur du magazine économique du même nom.

    Après la bataille, ses camarades l’enterrent dans les jardins du château du Petit-Gragnague. Dans les années 1960, on déplacera ses restes pour faire de la place au Stade Toulousain tennis club. Il repose depuis au cimetière de Terre-Cabade et partage la sépulture de Hunter.

    Les suites de cette attaque des Ponts Jumeaux est relatée notamment dans le récit d’un officier du 45th The Sherwood Foresters : « toutes les maisons et chaumières sont pleines de blessés de la 3ème division. Nous entrons dans la pièce où le pauvre Little du 45th agonise. La scène est poignante, la brigade a établi son bivouac derrière un grand château vide car on a donné des ordres pour que les tentes et les bagages arrivent de l’arrière. Je demeure avec eux jusqu'à 22h et puis je retourne au camps. J'essaye de retrouver l'ordonnance blessée de Barnwell dans un hôpital installé dans une grande maison abandonnée où le spectacle est encore plus pénible. Plusieurs de ses malheureux garçons sont morts et d'autres agonisent tandis que le vent sifflant dans des tonnelles semble se moquer des gémissements de ces malheureux...".

    À 10h, après avoir repoussé une offensive française, les Britanniques lancent des assauts sur les positions françaises et atteignent le Calvinet (juste en dessous du Jolimont actuel) et tentent de percer les défenses françaises situées entre la colline et l’enceinte médiévale. Mais ils sont repoussés par une contre-attaque menée par Darmagnac et Soult.

    À la mi-journée, les Espagnols tentent toujours de contourner les défenses par Montaudran tout en maintenant une forte pression sur Jolimont. 

    La position des Français devient critique en début d’après-midi puisque l’armée de Soult est menacée d’encerclement. Si bien que vers 16h, le maréchal Soult ordonne l’évacuation définitive des positions du Calvinet pour se retirer derrière le canal du Midi. 

    Les Français racontent :

    "Après l’évacuation (du Calvinet), les Espagnols et les Portugais s’emparèrent des retranchements inférieurs délaissés qui enveloppaient la base du Calvinet, où il n’y avait plus personne. C’est alors qu’ils purent juger de la grandeur des sacrifices qu’ils avaient faits, par le nombre de cadavres dont cette pente, qu’ils furent obligés de traverser, était couverte"

    "Un témoin oculaire qui visita la pente de la montagne du côté de la Ville, l’après-midi vers le soir, estima que le nombre des blessés dont le champs de bataille était couvert à ce moment pouvait se porter à 1 500. Les tertres, les chemins creux en étaient comblés, tant des nôtres que de ceux de l’ennemi; mais celui-ci surtout semblait , avoir semé les siens depuis Croix-Daurade, Lapujade, la vallée de l’Ers, Montaudran et le Pont des Demoiselles, jusque à l’embouchure du canal; et de là, au sommet du Calvinet comme s’il avait voulu avec les traces de son sang marquer toute l’étendue du terrain qu’il avait parcouru".

     

    il est environ 21h quand les combats s’arrêtent.

    "A neuf heures du soir les pièces du pont des Demoiselles, commandées par le lieutenant Marcoux, terminèrent la fatale journée par urne dernière explosion qui sonna la retraite; et avertit ceux qui n’étaient ni morts ni blessés de préparer leurs armes pour  le lendemain. Cependant, les Français avaient besoin de prendre quelques moments de repos pour se refaire de tant de fatigues de toute espèce, un grand nombre d’entre eux s’étant battus à jeun; et de son côté l’ennemi avait trop de morts et de blessés pour pouvoir recommencer au jour la même scène. La Ville néanmoins était dans l’effroi, les Anglais se vantant sur toute la ligne d’avoir les moyens de l’incendier avec leurs fusées à la Congrève (du nom de l’inventeur - Ça ne fait pas beaucoup de dégâts mais ça effraie les chevaux et les soldats sans expérience. Avec ces fusées, les Anglais ont fait fuir des régiments entiers de conscrits à Saint-Cyprien et surtout à l’emplacement de la Cité de l’Espace). C’était pour en terrifier les habitants et les soulever contre l’armée. Ils ont ensuite nié qu’ils en eussent l’intention, ni même que la chose fut possible".

    Les Français se sont regroupés du côté du faubourg Saint-Etienne et préparent leur départ de la ville : ils partiront dans la nuit du 11 au 12 avril. L’armée de Soult, sauf les blessés intransportables quittent Toulouse pour Avignonet-Lauragais puis Castelnaudary d’où le maréchal Soult a finalement signé l’Armistice le 18 avril.  

    Le 12 avril, Wellington entre triomphant dans Toulouse accueilli sous les acclamations des royalistes qui firent allégeance à Louis XVIII lors du conseil municipal tenu le même jour.

     

    Le 19 avril, Soult faisait paraître l'ordre du jour suivant :

    "La Nation ayant manifesté son voeu sur la déchéance de l'Empereur Napoléon et le rétablissement de Louis XVIII au trône de ses anciens rois, l'armée, essentiellement obéissante et nationale, doit se conformer au voeu de la Nation. Ainsi au nom de l'armée, je déclare que j'adhère aux actes du Sénat-conservateur et du Gouvernement provisoire relatifs au rétablissement de Louis XVIII au trôn de St Louis et de Henri IV et que nous jurons fidélité à Sa Majesté.

    Au quartier général à Castelnaudary, le 19 avril 1814

    Le Maréchal, Duc de Dalmatie"

     

    Qui a gagné ?

    Victoire à la Pyrrhus ou coup nul !

    En tout cas, totalement inutile, puisque Napoléon Ier avait abdiqué quatre jours plus tôt, le 6 avril ... Soult et Wellington ne l'apprirent que le 12.

    Il est évident que la ville n'a pas été prise d'assaut, Soult a pu évacuer ses blessés, ses armes, son matériel. Son armée a eu moins de pertes que chez les coalisés donc on pourrait imaginer une victoire française.

    D'un autre côté, Wellington est entré dans Toulouse en libérateur.

    Depuis 1814, les avis divergent sur la question !

     

    Toulouse pendant cette journée : "Les citoyens, épouvantés dès les 1ers coups de canon, se cachèrent au fond  de leurs maisons dont les portes restèrent fermées [...] Remis de la première frayeur, ils accourent dans les rues et sur les places, plusieurs se portent sur les remparts, un petit nombre va même explorer le champ de bataille. Mais la majeure partie, penchée sur les toits et les clochers attend avec impatience l'issue de cette effrayante lutte".

     

    Les dégâts

    - 60 maisons furent brûlées, 85 endommagées

    - 200 dossiers de demandes de dédommagement pour 178 propriétaires

    - L’état récapitulatif des pertes se monte à 103 450 francs

     

    Commémoration de la bataille

    Depuis le 24 juillet 1839 se dresse, dans le parc de la Colonne, un obélisque commémorant la bataille de Toulouse.

    Cet obélisque construit de 4,50 mètres de côté et de 32,60 mètres de haut, avec une échelle intérieure, permettait à l’époque d’avoir une vue complète sur le champ de bataille et sur les buttes des redoutes

     

    Obélisque de Toulouse, Jolimont

     

    Epilogue

    Le 28 juin 1838, à Westminster, Soult et Wellington se retrouvent pour un banquet célébrant le couronnement de la reine Victoria. Lorsqu’on demande à Wellington s’il ne voit pas d’inconvénient à avoir Soult comme voisin de table, il répondra : “Je préfère l’avoir à côté qu’en face.”

     

    Sources

    Précis historique de la bataille de Toulouse livrée le 10 avril 1814, entre l'armée française, commandée par le maréchal Soult, duc de Dalmatie et l'armée alliée sous les ordres de Lord Wellington, éd. Delboy, Toulouse, 1852 de Alexandre de Mège 

    La bataille de Toulouse de 1814 de H. Geschwind et F. De Gélis

    Toulouse une métropole méridionale – 20 siècles de vie urbaine de Jean Paul Escalettes

    10 avril 1814, la bataille de Toulouse de Jean Paul Escalettes

     

    Un article  de 2021 sur la bataille de Sébastien Vaissière (photo : Rémi Benoit et illustrateur ; Laurent Gonzalez) sur le site : https://www.boudulemag.com/2021/05/la-bataille-de-toulouse-de-1814-un-choc-pour-l-honneur-napoleon-et-nous/

     

    Sur les armes : http://armesfrancaises.free.fr/fusil%20d%27infanterie%20Mle%201777%20an%20IX.html

    https://www.musee-armee.fr/fileadmin/user_upload/Documents/Support-Visite-Fiches-Objets/Fiches-Louis-XIV-Napo-Bonaparte/MA_fusil-1777.pdf

     

    Cartes de Toulouse

    https://www.flickr.com/photos/archives-toulouse/albums/72157664247082820/with/25111159875/ différentes cartes de Toulouse sur plusieurs siècles

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8441589z/f1.item.zoom : carte fin 18ème

    cartes de Toulouse à consulter sur : https://www.archives.toulouse.fr/histoire-de-toulouse/patrimoine-urbain/plans-anciens/plans1772_1847


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    Comment survivre quand on est pauvre ?

    La pauvreté ne doit pas se résumer à la situation d’une personne à un instant T. La catégorie des personnes pauvres est en effet très hétérogène : elles n’ont pas toutes le même statut social ni la même capacité à survivre en temps de crise. Il est donc nécessaire à mon sens de prendre en considération le fait que les individus ne vivent pas uniquement dans le présent mais qu’ils essayent aussi de se prémunir contre un avenir encore plus sombre (maladie, accident, décès du conjoint, perte de son emploi etc). Ce qui est intéressant donc d'analyser c'est la façon dont les individus vont tenter de se prémunir contre les accidents de la vie (quand ils y pensent et s'ils ont la capacité d'anticiper cela) et une fois catapulté malheureusement dans une telle situation,  de voir quels sont les comportements qui vont leur permettre de survivre.

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    La jeune mendiante - Léon Jean Basile Perrault (1832-1908)

     

    Car pour tous ceux qui n’ont que leur travail pour vivre voire survivre, cet aléa qu'est l'accident de parcours quel qu'il soit (professionnel, familial, physique, financier) est fondamental à une époque où il n'existe aucune aide étatique. D’autant plus pour la gente féminine qui de facto part avec un handicap de taille : être une femme dans un contexte politique, social, économique encore plus compliqué pour elle que ne l’est notre vingt et unième siècle.

     

    Qui est pauvre ? qu’est ce que c’est être pauvre ? Depuis le Moyen Age, les textes décrivent le pauvre comme celui qui n’a que son travail pour vivre et qui est susceptible d’être une charge pour la communauté.

    Condorcet, philosophe des Lumières, le définit comme « celui qui ne possède ni bien ni mobilier [et qui ] est destiné à tomber dans la misère au moindre accident »

    Laurence Fontaine, directrice de recherche à l’EHESS (école des hautes études en sciences sociales) distingue dans son livre "Vivre pauvre" :

    • les pauvres « structurels » : c’est-à-dire ceux qui ne peuvent plus travailler notamment les personnes âgées, les infirmes, les veuves soit à peu près 4 à 8% de la population des grandes villes européennes entre le 15 et le 18ème siècle.
    • Les pauvres "conjoncturels" : ceux qui vivent d’emplois instables et donc de maigres salaires et qui sont à la merci de la moindre fluctuation du prix du pain soit 20% des habitants des villes.
    • Les ouvriers, les artisans, les détaillants pour lesquels la moindre crise économique ou difficulté familiale les fait basculer dans la misère c’est-à-dire 50 à 70% des citadins
    • Les victimes de guerre et d’épidémie

     

    De quels moyens peuvent-ils user pour éviter de tomber dans l’indigence ? Certes la réponse va dépendre de l’époque, du pays et bien entendu des individus eux-mêmes mais il est possible de dégager une réponse plus globale en s’appuyant sur la documentation liée à ce sujet.

    Il s’avère que la pluriactivité est la 1ère des stratégies : ainsi Antoine Latour, colporteur lyonnais habitant à Lyon chez un voiturier au 18ème siècle : « l’hyver il vend quelques almanachs et l’été des couteaux, des cizeaux, et des lunettes qu’il achète par demi douzaines » et lorsqu’ « il manque d’ouvrage, il fait des neuvaines et des pèlerinages pour ceux qui le payent ». il ne mendie pas mais « va quelques fois manger la soupe à la porte des couvents ».

    La pluri activité va entraîner dans de nombreux cas un phénomène de migrations. En effet cette pluriactivité peut se décliner de multiples façons : exercer plusieurs métiers dans une même journée ou partir loin de son domicile et n’y revenir que le soir, la fin de la semaine ou la fin du mois voire au bout de plusieurs mois. Voir un article ICI

    Avec la construction des chemins de fer, on voit apparaître ces migrations quotidiennes ou hebdomadaires. Mais bien avant le rail, ce type de migration existait. Par exemple dans la région lyonnaise, on a les jeunes filles des campagnes qui allaient travailler dans les soieries de Lyon et des alentours ; elles ne pouvaient pas se déplacer tous les jours au vu de leurs longues et pénibles journées de travail aussi elles gagnaient la fabrique en début de semaine à pied (ou en train quand il est arrivé) en emportant la nourriture de la semaine (pain de seigle, fromage, pommes de terre, légumes secs) et en couchant dans des dortoirs de fortune pour ne revenir chez elles qu’en fin de semaine.

    Mais ce peut être également avoir plusieurs activités successives qui vont se décliner sur un périmètre géographique plus étendu cette fois ci. Et c’est ce que l’on va retrouver le plus souvent : les journaliers vont louer leurs bras là où il y a du travail (moissons, vendanges, chantiers). Les colporteurs vont aller là où ils auront le plus de chance de vendre leur camelote. Et individus sans domicile réellement fixe vont être assimilés aux vagabonds au sens pénal du terme et être passible d’une condamnation pour cela !

    Ce peut être aussi exercer différents métiers tout au long d'une vie : on va trouver ainsi un Auvergnat du Puy de Dôme qui de 1800 à 1860 va être successivement ramoneur rural, chiffonnier, ramoneur à Paris, brocanteur ambulant. Un autre sera porteur d’eau à Paris, puis vendeur de charbon, et enfin tenancier de café.

    Voir pour approfondissement sur les vagabonds et les migrations liées au travail les articles suivants : 

    qui sont ces gueux et autres vagabonds que l'on enferme?

    enfermement des pauvres

    - conditions de vie des ouvriers / niveau de vie 1

    conditions de vie des ouvriers : les filatures au 19ème siècle 2

     

    Les travailleurs de force du Velay, du Brivadois, du Livradois vont jusqu'en Sologne pour défricher, curer les fossés, créer des étangs. Les travailleurs du Forez vont louer leurs bras en Piémont ou en Milanais. Les peigneurs de chanvre du Dauphiné descendent dans la plaine du Pô chaque automne etc. Tous vont chercher du travail loin de chez eux chaque année.

    Lors d'une enquête agricole réalisée en 1852, on constate que le bassin parisien et la région du Nord attirent 374 000 travailleurs saisonniers agricoles, le midi méditerranéen 103 700. Ces travailleurs partent du Puy de Dôme (21 000) de la Haute Loire (15 200), de l’Aveyron (11 800) de la creuse 11 000, de l’Aisne (104 00), de la Sarthe (8 300).

    Hors du secteur agricole, 23 000 travailleurs partent de la Creuse en 1825 pour travailler dans le bâtiment, ils sont 45 000 en 1885.

    Déjà sous Napoléon, des chaudronniers cantaliens sont signalés en Espagne et jusqu'en Belgique, des scieurs de long aveyronnais et des marchands auvergnats se retrouvent en Catalogne et en Castille, des gouvernantes de l'Est de la France vont jusqu'en en Bohême, des vitriers du Piémont sont mentionnés dans de nombreux départements de l'Empire.

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    Migrations saisonnières des morvandiaux au 19ème siècle 

     

    Exemple de Saint Maurice la Souterraine dans la Creuse (en 1831 la commune compte 1903 personnes) : du 27/02 au 29/05/1832, 136 migrants à destination sont recensés via les livrets ouvriers dont 63 maçons, 26 aide maçons, 1 tailleur de pierre à destination de Paris. 10 paveurs et 3 aide paveurs vont en Charente inférieure ; 4 paveurs vont en Charente ; 3 paveurs et un aide vont en Dordogne ; 3 paveurs vont en Corrèze, 1 maçon, 7 paveurs et 2 aides vont en Gironde ; 1 paveur se rend en Aveyron ; 9 paveurs iront dans le Puy de Dôme et 2 couvreurs de paille sont en Seine et Oise.

    Cette migration saisonnière est également "une économie de l'absence". C'est à dire qu'en migrant les hommes, les familles vont permettre à la communauté d'économiser le pain qu'ils ne mangeront pas. Ainsi chaque année au moins vingt mille partent du Dauphiné "ce qui épargne à la province 40 000 quintaux de consommation pendant 6 mois" écrit l'intendant dauphinois Fontanieu au 18ème siècle.

     

    La revente de produits (obtenus légalement ou non) est aussi le métier secondaire par excellence de tous ceux qui ont du mal à survivre. Colportage de denrées alimentaires, vente de plats que les femmes ont préparés, colportage de menus objets du quotidien (rubans, mouchoirs, aiguilles, fil, épingles, crochets, boucles de souliers, boutons, miroirs, gants, peignes, jarretières, bas, plumes à écrire, couteaux, fourchettes, lacet etc). Ces colporteurs et autres vendeurs ambulants parcourent également tout le pays pour acheter et revendre. Dans une enquête réalisée sous le 1er Empire, on note déjà que les colporteurs des Basses-Alpes, du Cantal, du Puy-de-Dôme, de la Meuse ou des Pyrénées sont signalés partout dans l'Empire et que les marchands de peaux de lapin et de lièvre auvergnats fréquentent le Bassin Parisien et jusqu'à la Bretagne. 

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    Gérolamo, le vendeur ambulant - 1872

     

    Mais ces ventes se font sans l’autorisation des autorités le plus souvent ce qui entraîne des arrestations qui peuvent tourner à la révolte : en février 1751, à Paris, « plus de cinq cents personnes de différents sexes » empêchent les maîtres pelletiers fourreurs d’arrêter un colporteur de peaux de lapin ; en juin 1769, du côté de la Bastille, « une grande multitude d’auvergnats et porteurs d’eau » tentent en vain d’empêcher les jurés de la corporation des fabricants de bourses à cheveux et autres petits articles de mode d’arrêter un marchand de parasols et parapluies.

    Louis Sébastien Mercier dénonce dans son Tableau de Paris toutes ces actions destinées à exclure les petits vendeurs : « rien de plus fréquent et et rien qui déshonore plus notre législation. On voit souvent un commissaire avec des huissiers courant après un vendeur de hardes ou après un petit quincaillier qui promène une boutique portative. … on dépouille publiquement une femme qui porte sur son dos et sur sa tête une quarantaine de paires de culottes. On saisit ses nippes au nom de la majestueuse communauté des fripiers […] on arrête un homme en veste qui porte quelque chose enveloppé sous son manteau. Que saisit on ? des souliers neufs que le malheureux avait cachés dans un torchon. Les souliers sont enlevés par ordonnance, cette vente devenant attentatoire à la cordonnerie parisienne ».

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

     

    Gérard Portielje (1856-1929), le vendeur itinérant

     

    Sans patente, point de vente ! En 1796, Marie Denise Toutain, femme d’un charpentier et sa soeur Antoinette sont arrêtées pour avoir vendu sans patente des vêtements à la foire de Meaux. Elles confectionnent des vêtements d’enfants dans de vieux habits et elles vendent des marchandises que leur a confiées une marchande fripière. Leur avocat au procès déclare « les femmes Moreau et fille Toutain sont comme beaucoup de citoyennes de toutes les communes de la République qui, comme elles fabriquent des hardes d’enfants avec de vieux linges qu’elles se procurent , hors d’état de payer la moindre patente, le fond de commerce de la plupart d’entre elles n’équivalent pas au prix de la plus petite patente ».

     

    Un autre marché qui fonctionne bien est la location d’un logement ou d’un lit à plus pauvre que soi. A noter que ce sont souvent des femmes qui tiennent ce genre de commerce. A Paris la moitié des femmes enregistrées comme logeuses en 1767 sont des veuves.

    Ces logements même insalubres et d’une taille ridiculement petite sont une nécessité pour tous ces colporteurs et journaliers qui sont régulièrement sur les routes ou tout simplement loin de chez eux et n’ont que peu de moyens à consacrer à un lit.

    Cependant dès le 18ème siècle les autorités vont là aussi mettre en place des contrôles : à Bordeaux le 8 octobre 1768 la police trouve chez Clément Marselou qui loue avec sa femme et trois de ses enfants une chambre et une « rochelle » à l’étage à trois femmes établies depuis un mois et demi et à 35 vendangeurs des deux sexes. Aucune déclaration n’a été faite par sieur Marselou depuis 1767. Il est condamné à une amende de 25 livres.

     

    Une activité supplémentaire, moins visible mais tout autant essentielle, contraignante, physique pour la personne dite pauvre, consiste dans l’utilisation des biens communaux : ceux-ci sont essentiels pour la survie : lande, forêt, zones marécageuses ou pâturages, tous ces endroits vont permettre à ceux qui peuvent y accéder de trouver du bois pour se chauffer, des herbes, des noix, des baies, du gibier. Mais ces biens ne sont pas accessibles à tous et l’administration a toujours essayé pour des raisons légitimes ou non d’en restreindre l’accès au grand désarroi des populations.

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    Pierre Edouard Frère - Enfants ramassant des brindilles dans la forêt

     

    En 1727 au Pont de Beauvoisin, le jeudi de l’ascension, les femmes se jettent sur le sergent qui s’apprêtait à donner lecture devant la porte de l’église et en présence de deux hommes de la maréchaussée, d’une ordonnance interdisant aux troupeaux l’accès des secteurs protégés. Elles crient « qu’on ne les empêcherait pas d’aller dans leur bois, qu’elles tueraient plutôt tous ceux qui voudraient les en empêcher ».

    Au 18ème siècle, de nombreuses interdictions voient le jour empêchant les gens de s’adonner à des activités leur permettant de joindre les deux bouts : interdiction de glaner dans les champs tant que les gerbes sont à terre, tant que la dîme ou les droits du seigneur ne sont pas levés ; interdiction de chaumer ou d’arracher le chaume à la main ou au râteau pour la nourriture des bêtes, la litière des étables, la réparation des toits avant fin septembre.

    C’est ainsi qu’en 1775 à Etrépagny en Normandie, les femmes accueillent à coup de pierres les cavaliers venus les arrêter car elles glanaient alors que les gerbes étaient à terre et que la dîme n’était pas encore prélevée.

     

    Sources

    https://www.ariege.com/decouvrir-ariege/autrefois-en-ariege/colportage-haut-couserans

    Vivre pauvre, quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières - Laurence Fontaine

    Histoire du colportage en Europe (15-19ème siècle) - Laurence Fontaine

    Les migrations des pauvres en France à la fin du 19ème siècle : le vagabondage ou la solitude des voyages incertains – Jean François Wagniart

    Les migrations temporaires françaises au XIXe siècle. Problèmes. Méthodes - Abel Chatelain

    Les migrations saisonnières en France sous le Premier Empire - Roger Béteille

    Mobilité du travail, migrations de travailleurs, Europe 1830-1940 

     


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    Enfants trouvés 2

     

    Prise en charges des enfants

    Sous l’ancien régime l’assistance envers les enfants abandonnés s’est exercée de 3 manières différentes :

    Par les seigneurs justiciers en vertu d’un droit d’épave qui fait d’eux les héritiers des bâtards nés dans leur seigneurie ; un arrêt du Parlement de Paris du 13 août 1552 renouvelle cette obligation et l’étend aux enfants trouvés et non aux seuls orphelins. Les seigneurs laïcs ou ecclésiastiques prennent en charge l’entretien de l’enfant et se dédommagent sur les biens que celui-ci pourrait détenir.

    Le Parlement de Paris en 1530 enjoignait par ailleurs les seigneurs justiciers à participer proportionnellement à la dépense nécessitée par ces enfants dans la limite de 960 livres parisis.

    Il est à noter qu’encore en 1777 l’hôpital de Calais se cache derrière cette règle pour ne pas prendre en charge les enfants abandonnés et les envoyer à Paris : « le roi étant seul seigneur foncier, gros décimateur et haut justicier de tout le Calaisis, et jouissant des droits d’aubaine, de bâtardise, etc, devait être chargé des enfants trouvés ».

    Dans les faits force est de constater que les seigneurs justiciers vont s’efforcer de placer l’enfant trouvé ou orphelin au sein des institutions charitables de leur fief.

     

    Par les administrations hospitalières et institutions charitables : comme on l’a vu dans un précédent article il existe peu d’institutions spécialement dédiées aux enfants trouvés au Moyen Age hormis l’ordre du Saint Esprit (ordre hospitalier du Saint Esprit fondé à la fin du 12ème siècle par Guy de Montpellier). Mais surtout ces institutions ne gèrent que les enfants nés « en loyal mariage », ce qui exclut de facto les bâtards, les enfants nés de viol, les enfants nés de la misère…

     

    Enfants trouvés 2

    Par Anonyme, religieuse du St Esprit

     

    Une lettre patente de Charles VII du 4 août 1445 donne une explication de cette exclusion : « si les revenus dudit hôpital étaient employés à nourrir et gouverner lesdits bastards, illégitimes … pourroit advenir que moult de gens s’abandonneroient et feroient moins de difficultéz de eulx abandonner à pescher quand ils verroient que de tels bastards seroeint nourris davantage et qu’ils n’en auroient pas de charge première ni sollicitude ».

    Toutefois rareté ne veut pas dire absence et des institutions sont mises en place, liées à des initiatives privées. A Saint Omer et à Béthune les Bleuets et les Bleuettes (noms donnés aux orphelins à cause de la couleur de leur costume) sont recueillis dans des asiles spécialement fondés par de généreux donateurs.

    Marguerite de Valois Angoulême, soeur de François 1er  , fonda en 1536 sous le titre d’Enfants Dieu (qui devint ensuite les Enfants rouges du fait de la couleur de leur vêtement) un hospice pour les enfants dont les parents sont morts mais maintint la même exclusion pour les enfants trouvés. Il se situait au 90 rue des Archives à Paris.

    Enfants trouvés 2

     

    Ceci étant comme on l’a déjà noté précédemment, face à l’afflux grandissant d’enfants trouvés, les hôpitaux et autres institutions durent les prendre en charge malgré tout.

    L’œuvre de saint Vincent de Paul changea les mentalités à leur égard comme on l'a vu précédemment.

     

    Par les villes et villages par l’intermédiaire de la table ou bourse des pauvres notamment mais pas que ; en effet selon les territoires, les enfants étaient pris en charge par des moyens divers. Ainsi à Lille des officiers appelés gard’orphènes, bourgeois de la ville de par leur statut, étaient nommés par les échevins pour veiller aux intérêts des enfants orphelins. Dans les registres de la ville d’Amiens, se trouve un chapitre intitulé Deniers mis en warde : il s’agit d’une caisse ouverte par les magistrats de la ville destinée à recevoir les capitaux recueillis pour les orphelins. Certes il s’agit là encore d’enfants dont on connait les parents et non d’enfants trouvés…

    L'ordonnance de Moulins de 1566 dans son article 73 énonce de façon claire que les enfants abandonnés sont à la charge des habitants des villes, bourgs et villages dont « ils sont natifs et habitants ». Il n’y a pas de distinction entre les orphelins d’un côté et les enfants trouvés de l’autre mais force est de constater que ce sont les 1ers qui vont être pris en charge de prime abord pour essentiellement éviter que cela n'incite à l'abandon d'enfants.

     

    Coût de la prise en charge

    Par souci d'éthique, de morale, de charité mais aussi de coût financier, la recherche des parents est donc prioritaire dès qu’un enfant abandonné est trouvé, pour éviter qu’il ne soit une charge pour la paroisse, le seigneur ou les institutions charitables.

    On va procéder par des criées dans les rues en promenant le bébé. On encourage les dénonciations par des récompenses : ainsi en 1527  à Lille on donne 34 sous à un homme chargé de reconduire à Tournai un enfant dont il a dénoncé l’origine.

    La mère peut dénoncer le « père » sous la foi du serment mais est ce bien le père… en fait tout est mis en place pour trouver finalement non pas le père géniteur mais un père nourricier. Ainsi en février 1676 à Paris un homme marié fut condamné à se charger de l’entretien d’un enfant alors qu’il a pu être prouvé que la mère entretenait des rapports intimes avec le vicaire …

     

    Enfants trouvés 2

    L'Enfant recueilli, tableau de Michel Philibert Genod

     

    Malgré le nombre d’institutions charitables existantes dans les villes, le nombre d’enfants abandonnés reste énorme et les ressources faibles. Les nourrices manquent en ville et il faut se résigner à envoyer les nourrissons à la campagne. Les hôpitaux vont donc mettre en place tout un réseau d’informateurs pour trouver des nourrices : curés, accoucheuses, anciennes nourrices …  

    Sans compter le fait que la majorité des enfants nés en province ont été rapatriés, faute de moyen sur place, sur l'hôpital de la Couche à Paris mais que celui ci ne peut tous les prendre en charge. Il faut donc les renvoyer en province vers des nourrices en principe dignes de ce nom ...

    Et il faut faire appel à nouveau aux meneurs. Ce sont eux en effet qui vont amener les enfants aux nourrices puis assurer la liaison entre celle-ci et l’hôpital.

    Ils vont servir ainsi d’agent payeur des gages et des vêtures destinés aux enfants. Ils se chargeront de ramener également les effets de l’enfant trouvé décédé chez sa nourrice campagnarde ainsi que  l'acte de décès. Bref, ils sont chargés du recrutement des nourrices, de la surveillance de celles ci, du paiement des pensions et surtout du transport des enfants entre Paris et la province.

    Le meneur peut transporter les bébés dans une hotte et faire le chemin à pied. Ainsi, en 1751, à raison de quarante à cinquante kilomètres par jour, il atteint les villages les plus éloignés de la capitale en trois ou quatre jours. Par le coche d'eau, sur la Seine par exemple, ou en voiture, le périple peut être abrégé. L’aire de nourrissage pour Paris s’étend  tout de même jusqu’à la Normandie et la Picardie.

    La mission étant d’importance, ne devient pas meneur qui veut. A Paris la personne qui postule doit verser une caution variant entre 3 000 et 12 000 livres ; ses biens personnels sont répertoriés et cautionnés. Le curé de la paroisse doit remettre un certificat de bonne conduite authentifié par un juge royal. S’ils sont acceptés, ils perçoivent le vingtième de toutes les sommes versées à la nourrice soit à peu près 5 à 6 sous par mois (d’après les règlements de Paris de 1713).

    S’y ajoutent diverses gratifications en fonction des services rendus : frais de recherche, vêture, retour de l’enfant après le sevrage …

    Cette organisation se prêtent à de nombreux abus : la nourrice ne reçoit jamais l’argent de l’hôpital car le meneur le garde par devers lui, les vêtements alloués aux enfants font l’objet de trafic, les enfants décédés ne sont pas déclarés comme tel pour pouvoir continuer à percevoir les sous de son entretien, ou alors l’enfant décède en route et le meneur ne dit rien, empochant l’argent de la nourrice. Les familles nourricières prennent plus d’enfants qu’elles ne peuvent entretenir, mettant à mal la survie des enfants. Et que dire des parents qui abandonnent leurs enfants et réussissent à les récupérer en nourrice, empochant ainsi les sous de leur entretien !

     

    Enfants trouvés 2

    La nourrice, Le Camus Pierre Duval, 1ère moitié du 19è, Musée du Louvre

     

    Comment endiguer la mortalité des nouveaux nés abandonnés ?

    En réponse à la mortalité effrayante de ces enfants, on va déjà tâcher d’éviter les transports mortifères.

    Il ne faut pas oublier que beaucoup d’hôpitaux de province refusent d’accepter les enfants abandonnés dans leur ressort et les font systématiquement envoyer sur Paris ou bien pratiquent des envois groupés d’enfants abandonnés qu’ils avaient recueillis pendant un certain temps et dont ils se débarrassent par la suite car trop coûteux à entretenir.

    En 1772 par exemple on enregistre des envois massifs d’enfants par les hôpitaux de Troyes ,Thiers, Auxerre, Caen et Metz.

    En 1778 les hôpitaux de Troyes, Auxerre ,Vendôme, Orléans ,Rouen et Sens sont les principaux points de départ de ces convois enfants souvent assez âgés de 1 à 10 ans (parfois davantage).

    Les survivants de ces premiers voyages vont ensuite comme on l'a vu plus haut devoir subit un second voyage vers des nourrices de campagne !

    En octobre 1777, Jacques Necker adresse un courrier aux intendants du royaume dans le cadre d’une enquête nationale sur le problème des enfants abandonnés : « Le sort des enfans trouvés, Monsieur, est de tous les objets que le Roy a eu en vue, en établissant une commission pour subvenir aux besoins des hopitaux, un des plus intéressans pour l’humanité et pour l’ordre public. Il a été reconnu que le transport qu’on fait chaque jour d’un très grand nombre d’enfans à Paris où ils affluent des provinces les plus éloignées, est la cause principale de l’état fâcheux où se trouve l’hopital des enfans trouvés : ses facultés, ni même ses emplacemens ne suffisent plus pour cette multitude ; mais ce qui est encore plus touchant, ces enfans conduits sans précaution et exténués par une longue route, ne peuvent y arriver que languissants et périssent bientôt après. »

    C’est ainsi qu’un arrêt du Conseil du Roi du 10 janvier 1779 interdit leur transport vers Paris et prescrit leur dépôt dans l’hôpital le plus proche de leur découverte. Cet arrêt ne fut que médiocrement suivi d'effet ...

     

    Enfants trouvés 2

    Frédéric Henri Schopin (1804-81) : Grand Prix de Rome 1831.
    Religieuse recueillant un enfant abandonné (1854)

     

     

    Sources

    https://www.histoire-genealogie.com/Un-village-nourricier-ou-le-destin-tragique-des-enfants-trouves-de-Paris#:~:text=Au%20XIX%20e%20si%C3%A8cle%2C%20les,des%20enfants%20trouv%C3%A9s%20soit%2050%25.

    https://www.archives-manche.fr/_depot_ad50/_depot_arko/basesdoc/2/17896/didac-doc-46-marques-de-reconnaissance-d-un-enfant-expose-coutances-11-juin-1763-.pdf

    Géographie des enfants trouvés de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles Isabelle Robin de Agnès Walch

    Vivre pauvre, quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières de Laurence Fontaine

    Enfants trouvés, enfants ouvriers 17/19ème siècle de Jean Sandrin

    De l’enfant trouvé à l’enfant assisté de Anne Cadoret

    Les enfants assistés dans le Pas de Calais avant et pendant le 19ème siècle de Eugène Carlier

    Les enfants abandonnés à Paris au 18ème siècle de Claude Delasselle

    L’assistance hospitalière au secours des orphelins. L’exemple des hôpitaux généraux du Nord de la France de Olivier Ryckebusch

    Histoire des enfants abandonnés et délaissés : étude sur la protection de l'enfance aux différentes époques de la civilisation de Léon Lallemand


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    Enfants trouvés

    Tableau du XIXème siècle représentant un bébé abandonné. Artiste inconnu.

     

    Comme on l’a déjà vu dans un précédent article (l'enfant au fil des siècles)  les nouveaux nés sont malheureusement à la merci de nombreux risques. Ainsi en est il surtout des enfants abandonnés.

    Des meneurs les convoyaient sur des km jusqu’à un hôpital dans des conditions tellement déplorables que le Parlement de Paris interdit en 1663 le déplacement des nouveaux nés de la province à la  capitale sous peine de 1000 livres d’amende au profit  de l’Hôpital général et de sanction corporelle. En 1779 un arrêt du Conseil du Roi réaffirme cette règle mais rien n’y fait.

    C’est ainsi que le 27 mai 1789 le voiturier Pierron, d’Oisemont dans l’Eure, conduit à la maison de la Couche de Paris 12 enfants. Le 12 juin rebelotte avec 15 nourrissons dans une voiture cahotante où les bébés risquent à tout moment de se briser la tête ou de tomber.

    Ou encore sur la route de Reims à Paris, dans le village de Fismes, 1ère étape du meneur, est inscrit sur le registre de 1778 : "décédée en passant par Fismes, âgée de 4 jours, fille de Nicole Drumelle de la paroisse de Vrizy, suivant son extrait de baptême, délivré par le prêtre habitué de l'Hôtel Dieu de Reims".

    Ces enfants abandonnés sont très jeunes : à Lyon, en 1716-1717 les nourrissons de moins d’un mois représentent 60% des effectifs (dont40% de un à deux jours !).

    A Béziers au 18ème siècle, les 2/3 des enfants abandonnés n’ont pas trois mois.

    A noter qu’entre 1640 et 1789 la maison de la Couche à Paris reçoit près de 390000 enfants.

     

    Pourquoi ces abandons ?

     Les raisons sont bien sûr multiples et il est difficile de toutes les appréhender. Mais parmi celles-ci, la plus évidente reste l’illégitimité. Nés hors mariage, les enfants sont frappés d’indignité et d’incapacité totale de succession. Ils n’ont donc aucun moyen de subsistance. Ceci étant cette crainte ne va tourmenter que la bourgeoisie ou l’aristocratie.

    L’illégitimité vient aussi du concubinage, plus développé dans les classes populaires urbaines qui n’ont rien d’important à léguer du moins pour la majorité. Mais là le souci va résider dans le fait de ne pas avoir d’attache pour pouvoir survivre c’est-à-dire pour pouvoir trouver du travail. Une fille mère, ne l’oublions pas, est mal vue dans la société et réduite à la misère si elle garde son enfant. 

    Enfants trouvés

    Richard Redgrave, 1851, fille mère chassée de sa famille, Royal Académy of Arts

     

    A Reims à la veille de la Révolution, plus des quatre cinquième des mères abandonnant leurs enfants sont célibataires : elles sont fileuses de laine, servantes, domestiques …

    Et que dire des jeunes filles séduites par le fils de famille quand ce n’est pas le père de famille lui-même ! Voir article sur la domesticité 

     

    La misère explique également le nombre des abandons. Louis Sébastien Mercier dans Tableau de Paris écrit : « comment songer à la subsistance de ces enfants quand celle qui accouche est elle-même dans la misère et ne voit de son lit que des murailles dépouillées ? Le quart de Paris ne sait pas la veille si ses travaux lui fourniront de quoi vivre le lendemain ». Jean Jacques Rousseau lui-même justifie auprès de Mme de Francueil l’abandon de ses 5 enfants ainsi : « je gagne au jour la journée mon pain avec assez de peine comment nourrirai-je une famille ? »

    Le nombre d’enfants abandonnés va donc tout naturellement augmenter avec les crises alimentaires : En 1709 lors du terrible hyver, les abandons à Paris sont passés de 1759 en 1708 à 2525 en 1709 et 1698 en 1710. Idem à Lyon : en 1708, on recensait 454 abandons d’enfants contre 1884 en 1709 et 589 l’année suivante.

     

    Parmi tous ces enfants abandonnés, il y en a malheureusement qui n’étaient pas destinés à l’abandon … ainsi le 8 janvier 1703, Jean Mondon, propriétaire, loue une chambre à une femme avec 2 enfants en bas âge. Elle doit mendier pour trouver de quoi subsiter. Arrêtée pour mendicité, elle est conduite avec son plus jeune enfant à l’Hôpital général. Le plus grand, resté dans la chambre sera remis à la Maison de la Couche.

    Idem pour Charles Hochaut dont la mère, malade, est entrée à l’hôtel Dieu de Paris le 28 avril 1658. Les administrateurs de l’hôpital ne pouvant s’occuper de l’enfant l’amènent à la Maison de la Couche.

    D'autres encore sont abandonnés par leurs parents pour éviter qu'ils ne meurent de faim : le 1er février 1703, Jacques Bénardier, limeur, se présente à la Charité car il vient de perdre sa femme; il a 5 enfants dont l'ainé a 9 ans et demande qu'on recueille la plus jeune, âgée d'un an et "encore à la mamelle". Elle sera placée en nourrice aux frais de la charité.

     

    La Maison de la Couche

    Cette Maison créée par Saint Vincent de Paul en 1638 devient en 1670 l’hôpital des Enfants Trouvés ou Maison de la Couche.

    En effet, révolté par l'exposition des enfants dehors quel que soit le temps et par l'horreur de savoir "qu'on les vendait dans la rue Saint Landry 20 sols par tête à des femmes viciées qui se faisaient sucer un lait corrompu par ces infortunées créatures",  saint Vincent de Paul arrive à convaincre Louis XIII de lui céder son château de Bicêtre avec une rente de 20 000 livres.

    Saint Vincent de Paul réussit également à convaincre des dames fortunées et influentes d’apporter leur patronage à cet établissement spécialement destiné aux enfants trouvés. Le succès est réel mais la situation financière de cette institution reste difficile. C’est pourquoi elle sera rattachée en 1670 à l’Hôpital Général sans que cela ne résolve complètement la problématique financière.

    Enfants trouvés

    extérieur de l'hôpital des Enfants Trouvés, 18ème, Musée Carnavalet

     

    L’enfant qui rentre à la Maison de la Couche reçoit un collier numéroté et scellé plus un sachet dans lequel se trouve le procès verbal du commissaire ou du personnel ayant réceptionné l’enfant. L’enfant est enregistré dans un registre avec son nom ; soit  ce nom était mentionné dans les affaires qu’il portait soit on lui en attribue un.s’il a été trouvé près d’une porte il pourra s’appeler Delaporte, si ses parrain et marraine (souvent du personnel ou des pensionnaires de l’hôpital) s’appellent Sennequin et Duval et le petit s’appellera Senneval.

    Puis un médecin l’examinera pour vérifier surtout s’il n’est pas porteur de maladie contagieuse.

    Enfin il sera remis à une nourrice résidant à l’hôpital. En 1672, il y en a 2, 5 en 1708 et 8 en 1756. Celle cii est chargée de les allaiter avant de les faire partir à la campagne. Le problème est qu’elles sont vite débordées et il faut trouver une alimentation autre : lait de vache, de chèvre, d’anesse, lait coupé avec de l’eau douteuse, soupe avec du pain bien cuit et du lait, …

    A l’hôpital de Rouen on expérimenta le lait de vache coupé d’eau bouillie, d’eau de riz ou de décoction de rhubarbe, « cet essai de nourriture, avec le lait de vache, fut fait sur cent trente deux enfants depuis le 15 septembre 1763 jusqu’au 15 mars 1765 ; il n’en resta au bout de ce temps que treize vivants. Dans ce petit nombre, plusieurs étaient mourants […] d'autres qui ne digéraient pas le lait furent mis au bouillon gras, à la panade, quelques-uns à la bouillie préparée avec la farine et le lait.» RAULIN (J.). De la conservation des enfants. Paris, 1768.

    Comment faire manger les bébés ? biberons d’étain, de terre avec comme tétine des bandelettes ou des tétins de vache, cuillère….

    Enfants trouvés

    biberon en  étain

     

    Bref il est évident que les ustensiles utilisés sont des foyers d’infection microbienne et le lait non bouilli ne vaut guère mieux.

    Quant aux locaux, ils sont vites trop petits : en 1784, la salle des pouparts de la Maion de la Couche était « une grande pièce contenant environ 80 berceaux contigus les uns aux autres, à la suite de laquelle est une infirmerie pour les enfants moribonds ».

    Les nourrissons sont changés au mieux une fois par jour tant le langeage est serré. L’enfant a le temps de macérer dans ses excréments et son urine, faisant ainsi le lit des épidémies les plus variées.

    L’état alarmant des bébés ceci étant vient aussi du fait qu’ils sont à leur arrivée le plus souvent syphilitiques, ou abimés par des manœuvres abortives infructueuses ou par le manque de savoir faire de l’accoucheuse ou encore par la malnutrition de la maman pendant la grossesse.

    Tout cela donne au final des chiffres catastrophiques : en 1781 l’hôpital de Paris reçoit 11 bébés ; 10 meurent dans le mois qui suit. Le dernier survivra jusqu’en 1784. En 1670, la Maison de la Couche accueille 423 enfants : 118 meurent avant leur mise en nourrice.

     

    Enfants trouvés

    l'orphelinat, anonyme, 19ème, Musée Carnavalet

     

    Sources

    Enfants trouvés, enfants ouvriers 17/19ème siècle de Jean Sandrin

    la Maison de la Couche à Paris de Léon Lallemand 

    le site suivant https://www.tombes-sepultures.com/crbst_2170.html

    le site suivant sur les biberons au cours des siècles : http://dona-rodrigue.eklablog.com/histoire-du-biberon-a3971890


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  • De la pomme de terre à la frite

    La petite éplucheuse de pommes de terre - 1886 - Albert Anker - collection privée suisse

     

    La pomme de terre nous vient d'Amérique du sud, plus précisément des Andes du Chili et du Pérou. Elle débarque en Espagne en changeant de nom : "patata" u lieu de "papa" dans sa version amérindienne (en espagnol, papa veut dire Pape, ce qui fait mauvais effet ...).

    Gaspard Bauhin, botaniste suisse et recteur de l'université de Bâle (1550-1624) est le premier à donner une description botanique de la pomme de terre en 1596 dans un livre publié à Bâle, Pinax Theatri Botanici, seu Index in Theophrasti, Dioscoridis, Plinii et Botanicorum qui a seculo scripserunt opera dans lequel il décrit 2700 espèces. il classe la pomme de terre dans la famille des solanacées et lui attribue son nom scientifique actuel : solanum tuberosum "en raison de la ressemblance de ses feuilles et de ses fruits avec la tomate et de ses fleurs avec l'aubergine ainsi que pour sa semence qui est celle des solanum et pour son odeur forte qu'elle a de commun avec ces derniers".

     

    De la pomme de terre à la frite

     

    Mais dès le départ la pomme de terre est plus considérée pour ses vertus thérapeutiques que culinaires

    En effet, il ne faut pas oublier qu’à l’époque tout ce qui pousse sous la terre est mal considéré et impropre à la consommation humaine (on préfère les parties aériennes) et de toute façon la Bible n’en parle pas donc ce ne peut être que mauvais. L'historien Anthony Rowley rappelle les superstitions qui entouraient cet aliment à la Renaissance  :

    "Une des raisons pour laquelle la pomme de terre est très mal accueillie en Europe, comme la tomate, c'est qu'on lui attribue tout un stock d'inconvénients majeurs. d'abord sa ressemblance avec la truffe. le gascon utilise le même mot, truaut, pour la pomme de terre et la truffe. Or la truffe est un champignon terrifiant. Il pousse sous terre, il est sensible aux variations et aux cycles lunaires : c'est à dire que c'est un champignon du diable, lié à la mort. Et la pomme de terre, on l'accuse de répandre la peste. Comme ce légume est mal considéré, on le donne à un animal transformateur par excellence, dévalorisé socialement : le cochon".

    Mal considérée au point que le Parlement de Paris en 1748 va interdire sa culture dans le nord de la France.

    Cette réputation diabolique a duré suffisamment longtemps pour que cela reste dans les mémoires : dans L'Homme qui rit, dont l'intrigue se déroule à la fin du XVIIe siècle, Victor Hugo écrit ainsi : "Son acceptation de la destinée humaine était telle, qu’il mangeait [...] des pommes de terre, immondices dont on nourrissait alors les pourceaux et des forçats".

    En revanche la pomme de terre va être employée pour soigner l’eczéma, les brûlures et les calculs rénaux, l’université de Séville lui trouvant en effet un certain nombre de vertus médicinales. Le roi Philippe II d'Espagne ira jusqu'à envoyer en 1565 des plants de pomme de terre au pape Pie IV pour l'aider à combattre la malaria... il en mourut malgré tout.

     

    De la pomme de terre à la frite

     

    Il faudra attendre Antoine Parmentier pour que la patate acquiert enfin ses lettres de noblesse. Mais cela ne veut pas dire que la pomme de terre est inconnue en France en tant qu’aliment : dès 1602, Olivier de Serres, agronome français (1539-1619) la cultive sous le nom de « cartoufle » ou « truffe » dans le Vivarais. Elle arrive en Franche Comté sous le nom mexicain de « camote » (à cette époque, la région est encore sous domination espagnole). En 1620 elle est cultivée en Bourgogne et arrive en Flandres à la même époque

    Mais c’est vrai qu’elle est encore âcre et amère. Et pour ne rien arranger, elle est souvent récoltée verte et conservée à la lumière du jour, et donc sa teneur en solanine peut être élevée et provoquer des troubles digestifs d’où certainement sa réputation sulfureuse … et le peu d’intérêt qu’elle donne pour la cuisine

    Les mentalités vont peu à peu changer toutefois : le 24 mars 1756 le roi de Prusse Frédéric II le Grand introduit l’édit des pommes de terre (Kartoffelbefehl). « Là où se trouve une place vide, la pomme de terre devra être cultivée » écrivait-il. C’est ainsi que le tubercule s’est répandu en Prusse

    De la pomme de terre à la frite

    Le roi Frédéric II en tournée d'inspection dans les champs de pommes de terre - 1886 - Robert Müller

     

    En 1757, on la trouve cultivée en Bretagne, alors en période de disette, dans la région de Rennes. Jean François Mustel, (1719-1803), agronome rouennais (auteur d’un Mémoire sur les pommes de terre et sur le pain économique), encourage sa culture en Normandie, et en 1766 on cultive la pomme de terre à Alençon, à Lisieux et dans la baie du Mont Saint Michel. On comprend en effet enfin l’intérêt de la pomme de terre en cas de famine

    Arrive enfin Antoine Parmentier, pharmacien militaire, agronome et philanthrope français (1737-1813) ; fait prisonnier au cours de la Guerre de Sept Ans, il est contraint de se nourrir de pommes de terre au cours de sa captivité et découvre qu'il n'en est pas incommodé, comme il l'écrit en 1773 dans Examen chymique de la pomme de terre :

    « Nos soldats ont considérablement mangé de pommes de terre dans la dernière guerre ; ils en ont même fait excès, sans avoir été incommodés ; elles ont été ma seule ressource pendant plus de quinze jours et je n’en fus ni fatigué, ni indisposé."

     

    De la pomme de terre à la frite

    Antoine Auguste Parmentier - François Dumont l'Ainé

     

    Comment la pomme de terre devint officiellement un aliment digne d’être consommé en France ?  Tout simplement suite à un concours. En effet, à la suite des famines survenues en France en1769 et 1770, l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon et de Franche-Comté lance en 1771 un concours sur le thème suivant : « Indiquez les végétaux qui pourraient suppléer en cas de disette à ceux que l’on emploie communément à la nourriture des hommes et quelle en devrait être la préparation ? » Parmentier remporte le premier prix avec ses travaux sur la pomme de terre.

    Et c’est ainsi qu’en 1772, la faculté de médecine de Paris déclare, la consommation de la pomme de terre sans danger.

    Mais la pomme de terre n’est pas un aliment miracle. En effet en 1845, elle montre sa faiblesse avec le phytophtora infestans, autrement dit le mildiou. Ce champignon s’abat en effet sur l’ensemble de l’Europe, anéantissant les récoltes de pommes de terre tandis que les intempéries détruisent les céréales. En Belgique, plusieurs centaines de milliers de Flamands subissent la famine et le typhus à cause du mildiou.

     

    Mais, et la frite dans tout ça ?

    En effet, maintenant que la pomme de terre est adoptée un peu partout en Europe, comment la mange-t-on ?

    Il faut avoir à l’esprit qu’au XVIIIe siècle, la graisse était un luxe pour les petites gens. Le beurre coutait cher, la graisse animale était rare et les graisses végétales meilleures marché se consommaient avec parcimonie. C'est pourquoi les paysans mangeaient la graisse directement, sans la gaspiller, sur du pain ou dans un potage. Et c'est pourquoi la cuisson en friture était rarissime dans la paysannerie.

    Mais cela ne veut pas dire qu’on ne la consommait pas comme ça...

    En effet la cuisinière anglaise Hannah Glasse (1708-1770) nous donne en 1747 pour la première fois une recette de pomme de terre frite sous forme de rondelles crues rissolées. Les tranches ont la dimension d’une couronne de 4 cm de diamètre et très mince. Elles sont dressées dans un plat et aspergée de beurre fondu, de vin des canaries et de sucre. Cette recette se trouve dans son livre The Art of Cookery made Plain and Easy.

    Deux ans plus tard, l’agronome français De Combles (mort vers 1770) avec son Ecole  du jardin potager (1749), donne pour la première fois en France une recette de pommes de terre crue découpée en rondelles, saupoudrée de farine et frite au beurre ou à l’huile :

    « ce fruit est susceptible de toute sorte d’assaisonnemens, on les coupe crud par tranches minces, et on le fait frire au beurre ou à l’huile, après l’avoir saupoudré légèrement de farine ».

    De la pomme de terre à la frite

     

    En 1794, mme Mérigot (semble t-il car l'identité de l'auteur du livre n'est pas certain), cuisinière française, explique dans son livre de recettes, La cuisine républicaine, comment préparer « en friture » des patates coupées en tranches et cuites au saindoux ou au beurre :

    « Faites une pâte avec de la farine de Pommes de terre, deux œufs délayés avec de l'eau, mettez une cuillerée d'huile, une cuillerée d'eau-de-vie, sel & poivre ; battez-bien votre pâte pour qu'il n'y ait pas de grumeaux ; pelez-les Pommes de terre crues & coupez-les par tranches, trempez-les dans cette pâte et faites-les frire de belle couleur".

     

    De la pomme de terre à la frite

     

     L’historienne Madeleine Ferrière écrit en effet que la « pomme frite Pont Neuf » aurait été inventée par des marchands ambulants sur le plus vieux pont de Paris après la révolution de 1789. « Ils proposaient de la friture, des marrons chauds et des tranches de patate rissolées".

    Louis Sébastien Mercier, écrivain français (1740-1814) écrit dans son Tableau de Paris en 1783 :

    « (…) je dirai encore ce qui se passe au bout du Pont Neuf. C’est une faiseuse de beignets qui, plaçant sa poêle à frire sur un réchaud exposé en plein air et dont en passant vous recevez la fumée au nez, emploie au lieu de beurre, d’huile ou de sain-doux un cambouis, un vieux-oing, qu’elle semble avoir dérobé aux cochers qui graissent les roues des carrosses. Des polissons déguenillés attendent que le beignet gluant et visqueux soit sorti de la poêle et le dévorent encore chaud et brûlant à la face du public. Le passant étonné s’arrête et dit : il a le gozier pavé". 

     

    Au début du XIXe siècle, la pomme de terre frite entre dans la cuisine gastronomique. Ainsi la recette des « Pommes de terre sautées au beurre » chez Viard, auteur du Cuisinier impérial

    De la pomme de terre à la frite

      

    Pierre Leclercq, historien belge de l’alimentation nous explique que la frite « est née dans la rue parisienne, elle est née entre les mains des vendeuses de fritures de la rue parisienne. Et ce sont elles qui ont fait de la pomme de terre frite le plat emblématique populaire parisien du 19e siècle avant que cette frite ne soit exportée en Belgique ».

    Et en effet le paysage parisien tel que nous décrit A. De Bornsttedt dans Fragmens des silhouettes de Paris en 1837 nous montre que les pommes de terre frites constituent l'aliment principal des miséreux qui peuplent Paris :

    « Le gamin de Paris est en général de petite taille, pâle, fluet, peu musclé, mais d’autant plus agile. Quand il ne mange pas chez ses parens ou chez ses maîtres, il se prive de ses repas ordinaires pour entrer au théâtre des Funambules, à celui de madame Saqui, ou au paradis de la Porte-Saint-Martin ; alors son dîner se compose d’un peu de pain, de pommes de terre frites, ou de quelques autres comestibles des restaurateurs en plein vent. »  

    Idem avec Le Gastronome (Le gastronome, Journal universel du goût, rédigé par une société d’hommes de bouche et d’hommes de lettre, n°72, 1re année, jeudi 25 novembre 1830, p. 4.)

    « C’est admirable ! à voir le peuple de Paris et ses pommes de terre frites au soleil, et ses marchandes de harengs tous chauds, et ses poires cuites au four, on croirait qu’il vit pour manger, et cependant c’est tout au plus s’il mange pour vivre".

     

    De la pomme de terre à la frite

    Comme on dine à Paris - 1845 - Charles Joseph Travies de Villers - Musée Carnavalet

     

    Il semble bien en effet que l’adoption de la forme en bâtonnets soit le fait des marchandes de pommes de terre frites au cours des années 1830 :

    « Nobles pommes de terre frites, chères au comité de salut public, j’admire vos diverses métamorphoses ! D’abord, c’est l’enveloppe terreuse que râcle un couteau ébrêché, et qui découvre une substance ferme et appétissante aux yeux, mais indigeste et peu flatteuse au palais ; ce ne sont pas des beignets : on coupe les longues dans leur longueur, les rondes dans leur rondeur, puis dans cet état de crudité elle vont pêle-mêle au fond de la tôle noircie changer de goût et de couleur. La friture est puissante magicienne" - (Le gastronome Le gastronome, Journal universel du goût, rédigé par une société d’hommes de bouche et d’hommes de lettres, n° 116, deuxième année, jeudi 28 avril 1831, p. 3-5).

     

    De la pomme de terre à la frite

    Marchande de pommes de terre frites dans Paris - Les Français peints par eux mêmes, Encyclopédie morale du 19ème siècle, tome 5 -Curmer - 1842

     

    Pendant ce temps, la pomme de terre devient un entremets très prisé pour accompagner les viandes grillées. En 1807 le gastronome parisien Grimod de la Reynière (1758-1837) la sert avec le beefsteak grillé. En 1809 le gastronome Charles Yves Cousin d’Avalon (1769-1840) écrit la recette suivante :

    « Pommes de terre frites. Vous les pelez toutes crues et les coupez en tranches ; farinez les et jetez les dans une friture extraordinairement chaude ; quand elles sont frites, saupoudrez les de sel".

    En 1852, Le trésor de la cuisinière propose de découper les pommes de terre en « petits quartiers".

    En 1856, Antoine Gogué cuisinier du comte de Cayla et de Lord Melville, conseille de les découper en « morceaux longs et carrés » tout en précisant que « c’est ainsi qu’on les coupe habituellement quand elles doivent être employées comme garniture de biftecks ou de côtelettes".

     

    De la pomme de terre à la frite

     L’acteur des Funambules » - Le Charivari, 19 février 1842 - Honoré Daumier

     

    Pendant que Paris découvre avec délices les saveurs de la frite, un immigré bavarois du nom de Frédéric Krieger apprend à confectionner les frites dans une rôtisserie, chez Pèlerin, rue Montmartre à Paris . Nous sommes en 1842.

    Deux ans plus tard il part en Belgique et s’installe comme forain. Il ouvre la première baraque à frites du pays.

    A noter que le terme « baraque » vient du wallon « barak » et désigne une construction précaire ou une roulotte

    Pour faire sa publicité, il annonce des « pommes de terre frites à l’instar de Paris » et insiste sur le fait qu’il a fait son apprentissage à Paris. C’est à partir de cette date que les Belges découvrent la frite. Krieger, qui s’est fait surnommer « Monsieur Fritz, le roi de la pomme de terre frite".

    De la pomme de terre à la frite

     

    En 1848, la première réclame pour Monsieur Fritz apparaissait dans le Journal de Liège :

    « Les pommes de terre frites sont arrivées à la Foire de Liège avec leur infatigable Rôtisseur [.] M. FRITZ, propriétaire de l'établissement des tubercules rôtis, prévient ses consommateurs qu'il a redoublé de zèle, afin de prévenir toute observation. Il continuera de faire rouler ses Omnibus et ses Vigilantes à 10 et 5 centimes. On est prié de s'adresser quelque temps à l'avance pour les grosses commandes" - Journal de Liège, samedi et dimanche 28 et 29 octobre 1848, p. 2, col. 4

    Monsieur Fritz troqua par la suite sa baraque en toile pour un luxueux salon de dégustation en bois avec plafonds décorés, d'une capacité de dix tables. Des pommes de terres frites, des beignets aux pommes et des gaufres étaient servis dans des assiettes en faïence.

    En 1856, en pleine guerre de Crimée, Monsieur Fritz profita de la vogue médiatique provoquée par ce conflit pour baptiser ses grands paquets de frites des « russes » et les petits paquets des « cosaques ». Ce fut un succès.

    Il mourut d’une maladie des poumons le 13 novembre 1862 à Liège ; il avait 46 ans.

     

    A noter que dans le Nord, la plus ancienne mention d’une baraque à frites a été retrouvée à Roubaix en 1862.

     

    Georges Barral, le guide de Charles Baudelaire lors de son passage à Bruxelles en septembre 1864, en plein pèlerinage sur les traces de Victor Hugo à Waterloo, emmena Baudelaire dans le restaurant habituel de son mentor et donne une description pour le moins savoureuse  des pommes de terres frites qu’ils dégustèrent en Belgique

     « À peine avons-nous terminé, qu'on met au centre de la table une large écuelle de faïence, toute débordante de pommes de terre frites, blondes, croustillantes et tendres à la fois. Un chef-d'œuvre de friture, rare en Belgique. Elles sont exquises, dit Baudelaire, en les croquant lentement, après les avoir prises une à une, délicatement, avec les doigts : méthode classique indiquée par Brillat-Savarin. D'ailleurs c'est un geste essentiellement parisien, comme les pommes de terre en friture sont d'invention parisienne. C'est une hérésie que de les piquer avec la fourchette. M. Joseph Dehaze que nous appelons pour lui transmettre nos félicitations, nous assure que M. Victor Hugo les mangeait aussi avec les doigts. Il nous apprend en outre que ce sont les proscrits français de 1851 qui les ont introduites à Bruxelles. Auparavant elles étaient ignorées des Belges. Ce sont les deux fils de M. Victor qui nous ont montré la façon de les tailler et de les frire à l'huile d'olive ou au saindoux et non point à l'infâme graisse de boeuf ou au suint de mouton, comme font beaucoup de mes compatriotes par ignorance ou parcimonie. Nous en préparons beaucoup ici, surtout le dimanche, à la française, et non point à la belge. Et comme conclusion à ses explications, M. Joseph Dehaze nous demande si nous voulons « récidiver ». Nous acceptons avec empressement, et bientôt un second plat de « frites » dorées apparaît sur la table. À côté est une boîte à sel pour les saupoudrer comme il convient. Cette haute salière percée de trous nombreux fut une exigence de M. Hugo. » 

     

    (Maurice Kunel, Cinq journées avec Ch. Baudelaire, propos recueillis à Bruxelles par Georges Barral et publiés par Maurice Kunel, Éditions de "Vigie 30", 1932, p. 77 et 78 )

      

    De la pomme de terre à la frite

    Les mangeurs de pommes de terre - 1895 - VanGogh - Musée VanGogh Amsterdam

     

    A noter que dans le numéro du quotidien liégeois L'Express du 14 novembre 1900, un certain Bertholet (pseudonyme) lançait un débat sur l’origine de la pomme de terre frite … (l'Express, 14 novembre 1900, p. 1, col. 4 et 5)

     

    De la pomme de terre à la frite

     

    En effet Pierre Leclercq nous indique qu’ "au cours du 20e siècle, la pomme de terre frite a déserté les rues de Paris en même temps qu’elle a gagné la Belgique. Et s’est imposée en Belgique comme le plat national".  

    Ce qui fit penser que les frites viennent de Belgique …. Ou pas ….

     

    Mais peu importe la paternité de la frite, longue vie aux baraques à frites !

    « el’baraque à frêtes, ch’est eun caravan’, qui fait des frêtes ! » Dany Boon, 2007

     

    De la pomme de terre à la frite

    Marchande de frites à Paris

     

    De la pomme de terre à la frite

    Marchande de frites à Lille

     

    De la pomme de terre à la frite

     

    Sources

    Bibliothèque et musée de la gourmandise

    Les grands mythes de la gastronomie : l'histoire vraie de la pomme de terre frite - interview de Pierre Leclercq

    Histoire de la frite

    Petit tour d'horizon des pommes de terre cultivées en France jusqu'en 1950

    La nourriture de rue

    Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Âge à nos jours, 2001

    LECLERQ, Pierre. Les frituristes de Bruxelles : La véritable histoire de la pomme de terre. Mars 2009-décembre 2010

     

     

     

     


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