Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie
Odeurs corporelles
Au 17ème siècle, Jean de Renou, médecin des rois Henri II, Henri III et Henri IV, définit l’odeur comme une « substance vaporeuse qui sort de la matière odorable ».
Notre appréciation des odeurs naturelles et artificielles a beaucoup évolué depuis l’Ancien Régime tant d’un point de vue sanitaire que d’un point de vie « cosmétique ».
Il faut savoir que les odeurs corporelles ont servi longtemps les médecins dans leurs diagnostics. Chaque organe, chaque fluide chaque humeur a en effet selon les théories de l’époque ses propres odeurs et l’intensité des effluves atteste de la vigueur de la personne et est signe d’une intense vitalité. Jean Liébault (médecin - 1535-1592) écrit en 1582 « la sueur qui est de bonne odeur démontre une fort bonne température des humeurs … aussi ceux qui sont pleins de mauvaises humeurs comme les lépreux et les personnes lascives rendent une sueur qui sent le bouc ».
Médecin tenant la matula (fiole remplie d'urine du malade)
Bordeu, deux siècles plus tard (médecin 1722 1776) considère qu’il y a 7 émonctoires par lesquels les odeurs sortent et plus elles sont fortes plus l’individu est en bonne santé : « la partie chevelue de la tête, les aisselles, les intestins, la vessie, les voies spermatiques, les aines, les séparations des orteils »
D’où la réticence à l’égard de l’hygiène : nombre de médecins dès la Renaissance dénoncent les méfaits de l’eau : les ablutions trop fréquentes et donc les bains entrainent un affaiblissement de l’animalisation c’est-à-dire de la vitalité.
Bordeu met d’ailleurs en garde les citadins contre « le luxe de propreté » particulièrement néfaste chez les femmes en couche et les malades suants.
Bref, le corps médical a longtemps accordé aux odeurs une fonction symptomatique, dont a longuement tenu compte par exemple le médecin et chirurgien Augustin Jacob Landré-Beauvais (1772-1840) :
« Tous ceux qui se sont occupés de l’art de guérir ont observé les différentes odeurs que notre corps exhale tant en santé qu’en maladie. L’auteur du traité de Arte [Hippocrate] a placé les odeurs dans la classe des signes. Si on jette un coup-d’oeil sur les écrits des médecins cliniques de chaque siècle, partout on voit l’odorat éclairer leurs observations ; on trouve même parmi les peuples cette opinion généralement établie et répandue. […] Leurs réflexions paraissent d’autant plus fondées, que, toutes nos excrétions étant le résultat de l’exercice des fonctions, et particulièrement de l’animalisation, leur changement doit nécessairement annoncer celui de la santé ou de la maladie. »
« Variant selon le sexe, le climat, les saisons, les aliments ingérés, les passions subies, l’activité journalière, l’odeur corporelle est donc pour le médecin attentif à ses fluctuations un témoin privilégié des dérèglements de l’organisme ».
Visite chez le médecin apothicaire - Peinture flamande - 18ème siècle
Cette façon d’appréhender les odeurs existera jusqu’au début du 20ème siècle : un Larousse médical publié avant 1914 semble-t-il donne par exemple pour chaque cas clinique une ou des odeurs bien spécifiques :
Léthargiques : odeur de cadavre
Hystériques : odeur de d’ananas, de cannelle, de musc, de vanille ou d’iris.
Goutteux : odeur de petit lait.
Maladies du foie : odeur de musc.
Maladies de la vessie : odeur urineuse.
Diabétiques : odeur de foin et d’acétone.
Rubéole : odeur de plumes d’oie récemment arrachées.
Scarlatine : odeur de pain cuit.
Variole : odeur de bête fauve.
Les nourrissons répandent une odeur aigrelette de beurre fort, plus intense pour ceux au biberon, le lait de vache contenant davantage de beurre
Dans la vieillesse, l’odeur devient celle des feuilles sèches
Jean-Baptiste Delestre, homme politique du 19ème siècle, consacrera à l’odeur une section de son ouvrage de physiognomonie paru en 1866 : De la physiognomonie :
« De chaque corps vivant émane une odeur générique ; elle est facile à constater chez les hommes et les animaux, en excitant en eux la transpiration naturelle. La danse, la course, un exercice violent, favorisent ce résultat. Nous n’utilisons pas le sens de l’odorat, faute d’habituer la membrane olfactive à saisir les nuances odoriférantes, si bien appréciables par les animaux et notamment les chiens. C’est une ressource physiognomonique de moins. […] Le tempérament a son influence sur les émanations du tissu cellulaire. Leur force est en rapport avec la solidité de la constitution organique. Pendant le repos momentané du bal, de belles épaules nues laissent exhaler une odeur féminine, essence de vie et de jeunesse, différente de la vierge à l’épouse. Un aveugle expérimenté distinguerait la brune, la blonde et la rousse à cette expansion odorante. Elle est désagréable seulement aux deux extrêmes de la coloration de la peau, chez la négresse et la rousse au ton lacté. Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin. »
Jean Baptiste Delestre
Les médecins vont peu à peu s’intéresser aux émanations des corps malades et considérer que ces odeurs sont nocives et peuvent se fixer sur les vêtements, le mobilier autour de lui, les murs de la chambre et devenir un foyer d’épidémie.
De ce fait l’odeur nauséabonde a le mérite de signaler le danger : ainsi durant l’épidémie de fièvre des camps (épidémie de typhus) qui décima l’armée française à Nice en 1799, « les malheureux soldats répandaient une odeur semblable à celle du gaz phosphoreux en combustion qui se sentait de fort loin et qui séjournait dans les rues et dans les maisons où il y avait le plus de malade ».
Rousseau dira « l’haleine de l’homme est mortelle pour l’homme » c’est ainsi que l’haleine d’un vidangeur moribond foudroie un compagnon de Jean Noel Hallé, (médecin, 1754-1822).
Cette analyse des odeurs et plus exactement des odeurs puantes va commencer à faire réfléchir sérieusement sur la corrélation entre odeurs putrides et épidémies dans un siècle, (le 19ème siècle) où l’hygiénisme prend de l’essor : l’odeur va devenir peu à peu suspecte et l’objectif va bientôt être de désodoriser le corps et les lieux.
Cet objectif de salubrité et de désodorisation va être encore plus urgent du fait de l’exode rural massif qui est en cours depuis la révolution industrielle et qui entraîne accumulation de déchets dans les grands centres urbains ; or ces déchets provoquent des miasmes putrides considérés comme responsables notamment de la contagion de choléra, qui a ravagé le pays en 1832.
Petit à petit la réflexion va se tourner vers l’entassement des individus dans un espace clos : navire, hôpital, prison, caserne.
Le traité de « Médecine navale ou nouveaux éléments d’hygiène de pathologie et de thérapeutique medico-chirurgicale » écrit en 1832 indique que le navire est « un marais flottant » du fait de l’eau douce qui stagne en flaque après les pluies, qui imbibe les cordages, dissout les bois, oxyde le fer des boulets formant une boue noirâtre et se mélangeant à l’eau salée ; s’y ajoutent le fumier et la transpiration des bestiaux embarqués, la fiente des volailles, les provisions de morues, les cadavres de rats putréfiés, …bref, un vrai pot-pourri nauséabond et mortifère.
A noter qu’en 1821 l’Arthur, navire de poudrette (excrément desséché) provenant de Monfaucon, à destination de la Guadeloupe : la moitié de son équipage périt durant la traversée du fait de sa cargaison nauséabonde et les autres étaient à l’article de la mort à l’arrivée à Pointe à pitre
Quant aux prisons, elles ne sont pas mieux loties : selon l’écrivain Louis Sébastien Mercier (1740-1814) on sent Bicêtre à 400 toises de distance !
Et aux dires des contemporains du 18ème siècle, l’air vicié des prisons étaient le plus grand supplice qu’on pouvait infliger aux condamnés …
Gravure du 19ème siècle : cellule de prison
Les tribunaux ne sont pas en reste, ceci étant : pour l’anecdote Outre-Manche, en 1750 avant l’audience des assise qui se sont tenues à Old Bailey à Londres furent entassés 200 prisonniers dans 2 chambres qui donnaient sur la salle des juges ainsi que dans un réduit relié au tribunal par une porte : ces pièces qui n’avaient pas été nettoyés depuis quelques années ; « la putréfaction était encore augmentée par l’air chaud et renfermé de la salle et par la transpiration d’un grand nombre de personnes. » Deux ou trois avocats périrent ainsi qu’un sous shérif et une quarantaine de personnes présentes dans le tribunal.
Quant aux hôpitaux, on se doute de ce que l’on peut y trouver : sueurs des malades, crachats purulents, pus qui s’écoulent des plaies, odeur du sang, des excréments, de l’urine, promiscuité dans les salles et dans les lits … et toutes ces effluves s’amalgament pour dégénérer en épidémie.
Salle de l'Hôpital Saint Sébastien à Marseille vers 1900
Promiscuité importante encore au tout début du XXème !
Jacques Ténon, chirurgien (1724-1816) nous donne une description assez saisissante de l’Hôtel Dieu à Paris dans son Mémoire sur les hôpitaux de Paris en 1788 : « pénétration des planchers par le produit des chaises, dégradation des murs par les crachats, imprégnation des paillasses des moribonds » ; et de rajouter : quand on entrouvre le lit des parturientes « il en sort comme d’un gouffre, des vapeurs humides chaudes qui s’élèvent, se répandent, épaissisent l’air »
Et que dire des ateliers où travaillent des hommes, des femmes et des enfants dans des conditions absolument inimaginables aujourd’hui : les cordiers peuvent être victimes de la fermentation du chanvre nauséabond : « la laine imprégnée d’huile fétide répand des vapeurs très désagréables dans les ateliers des tisserands ; aussi sentent-ils une odeur infecte et ont-ils l’haleine puante » ; « l’air fétide des cuirs menacent les cordonniers et les corroyeurs » et les foulons qui travaillent dans des ateliers très chaud environnés d’odeurs d’urine et d’huile pourries !
Louis Sébastien Mercier nous donne une image olfactive très réaliste de ce qu’il voit autour de lui :
« si l’on me demande comment on peut rester dans ce sale repaire de tous les vices et de tous les maux, entassés les uns sur les autres, au milieu d’un air empoisonné de mille vapeurs putrides, parmi les bûcheries, les cimetières, les hôpitaux, les égouts, les ruisseaux d’urine, les monceaux d’excréments, les boutiques de teinturiers, de tanneurs de corroyeurs ; au milieu de la fumée continuelle de cette quantité incroyable de bois et de la vapeur de tout ce charbon ; au milieu de ces parties arsénicales, sulfureuses, bitumeuses, qui s’exhalent sans cesse des ateliers où l’on tourmente le cuivre et les métaux ; si l’on me demande comment on vit dans ce gouffre dont l’air lourd et fétide est si épais qu’on s’en aperçoit et qu’on en sent l’atmosphère à plus de 3 lieux à la ronde ; air qui ne peut pas circuler et qui ne fait que tournoyer dans ce dédale de maisons ; […] je répondrai que l’habitude familiarise les Parisiens avec les brouillards humides, les vapeurs malfaisantes, et la boue infecte »
Et de fait, pour ne prendre qu’un exemple, les jeunes filles se promènent sans souci dans le cimetière des Innocents sans être importunés par les exhalaisons des cadavres empilés ; « c’est au milieu de l’odeur fétide et cadavéreuse qui vient offenser l’odorat qu’on voit celles-ci acheter de modes des rubans »
A noter que le cimetière des Innocents ne sera fermé qu’en 1780 suite à une série de doléances populaires orchestrées par les boutiquiers de la rue de la lingerie…
Cimetière des Innocents en 1750
Toutefois même si les individus de ces époques finalement pas si lointaines vivent avec ces odeurs de manière habituelle et s’en accommode faute de mieux, il en est certain que cela gêne et ils s’en plaignent comme on peut le voir ici : « en 1363, les professeurs et les étudiants de l’université de Paris se plaignent de leurs voisins bouchers qui « tuent leurs bêtes en leurs maisons et le sang et les ordures de ces bêtes ils le jettent tant par jour comme par nuit en la rue Sainte Geneviève et plusieurs fois l’ordure et le sang de leurs dites bêtes gardaient en fosses et latrines qu’ils avaient en leurs maisons, tant et si longtemps qu’il était corrompu et pourri et puis le jetaient en ladite rue de jour et de nuit, dont ladite rue, la place Maubert et tout l’air d’environ était corrompu, infect et puant ».
Suite dans le prochain article ...
Sources
Le Propre et le sale, l'hygiène du corps depuis le Moyen Age de Georges Vigarello
Le miasme et la jonquille de Alain Corbin
Egouts et égoutiers de Paris de Donald Reid
La civilisation des odeurs de Robert Muchembled
La sémiologie des odeurs au XIXe siècle : du savoir médical à la norme sociale de Jean-Alexandre Perras et Érika Wicky
L’hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale de Gérard Seignan
Les hygiénistes face aux nuisances industrielles dans la 1ère moitié du 19ème siècle de Jean-Pierre Baud
La grippe espagnole 1918/1919
La grippe espagnole
Aix les Bains - Us Army Medical Corps
En France, les premiers cas de grippe espagnole sont semble-t-il enregistrés mi-avril 1918, entre le 10 et le 20 avril précisément, dans les tranchées de Villers-sur-Coudun dans l’Oise. De là l’épidémie se répand à travers la France.
Toutefois le virologue John S. Oxford, fait de la ville d’Étaples dans le Pas de Calais le point de départ de la grippe espagnole en France. En effet, installé au nord de la ville, un immense camp de l’armée britannique a accueilli à partir de 1915 plusieurs milliers d’hommes et de bêtes (cochons, oies, canards, poulets et chevaux), dont le rassemblement et le confinement ont pu favoriser l’émergence de la pandémie grippale. On y aurait relevé des cas précoces et mortels d’infections respiratoires dans les hôpitaux de ce camp : 71 soldats meurent de “bronchites purulentes” durant l’hiver 1916-1917. Ces cas de bronchites seraient aujourd’hui réévalués comme les premiers cas de la grippe espagnole en France.
Camps d'Etaples
En 1918, on ne connait pas vraiment la grippe: on ne sait pas ce que c’est, d’où ça vient, comment s’en prémunir ni quels sont vraiment les symptômes : on confond souvent la grippe avec d’autres maladies respiratoires. On sait qu’une épidémie grippale (la 1ère pour laquelle on ait une documentation scientifique détaillée) avait fait rage en 1889, débutant a priori à St Pétersbourg et de là essaimant à travers le monde en faisant 250 000 décès rien qu’en Europe. Il faudra attendre 1933 pour que le virus de la grippe soit isolé chez l’homme et que l’on sache ce qu’il faut combattre.
Toujours est-il que la virulence de la maladie va aller crescendo dans l'année 1918.
En mai à Montpellier on recense dans la population civile et militaire 173 cas donnant 12 décès soit un taux de mortalité de 6.8%
En juin, ce sera 110 cas et 21 décès soit un taux de mortalité de 19%.
En juin à Rennes, 60 grippes se compliquent de 30 pneumonies et de 20 broncho pneumonies qui font 10 morts (taux de mortalité de 16.6%)
Le 30 mai, l'ambassadeur de France à Madrid informe Paris que 70 % du personnel de l'ambassade est alité et que les affaires courantes sont suspendues sur l'étendue de la péninsule Ibérique.
Le 6 juillet 1918 le journal Le Matin écrit dans ses colonnes : « En France, elle est bénigne ; nos troupes en particulier y résistent merveilleusement bien. Mais de l’autre côté du front les Boches semblent très touchés. Est-ce symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité ».
Mais la grippette va devenir plus vindicative et ne sera plus du tout perçue comme une alliée ; la France (tout comme le reste du monde) va se trouver vite démunie face à l’ampleur du désastre.
Après une accalmie passagère en juillet, l’épidémie reprend de la vigueur. Le pic de mortalité est atteint en France et en Grande-Bretagne en novembre 2018 mais une autre vague s’abat sur la France début 2019.
Le préfet du Pas-de-Calais invite le 4 novembre 1918 les maires à assainir les lieux publics, à défaut de mettre en place des mesures de confinement général. Cette politique publique de désinfection va parfois à l’encontre du discours des scientifiques qui privilégient la quarantaine et le confinement pour limiter la contagion, à l’instar du docteur Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur.
Les pharmacies sont prises d'assaut, des files d'attente se forment devant les comptoirs des herboristes et des droguistes. Il faut piétiner plus d'une heure pour se faire servir et la confection des ordonnances demande un délai de 24 heures. La quinine, l'huile de ricin, le formol, l'aspirine et le rhum qui dit-on soigne la grippe sont en rupture de stock.
À Marseille, on recense en juillet 356 grippes et 35 décès, soit une mortalité de 9,8 %.
Des états de décès commencent à apparaître, montrant bien que la maladie frappe tout le monde sans distinction de sexe ou d'âge.
Octobre 1918 : Auchel - Pas de Calais
C'est en été qu'apparaissent, à côté de la pneumonie lobaire, les cas presque toujours mortels de bronchopneumonie avec troubles cardiaques, œdème pulmonaire et cyanose, complications de la grippe.
C’est que les symptômes ne se limitent pas à de la fièvre, des courbatures et des maux de tête ; le spectacle est bien plus terrifiant : le médecin major Bertin ne peut décrire ce qu’il voit sans malaise : « Quand on circule dans une salle de grippés, on est frappé par l'aspect de ces malades, à demi assis sur leur lit en décubitus latéral, à la respiration brève et pénible qui montre déjà l'intervention des muscles respiratoires accessoires. Ici, on n'observe plus le faciès rouge du début mais un teint plombé. Le regard inquiet semble dire la crainte d'une asphyxie pulmonaire. Bientôt, c'est une pluie de râles sur toute la surface pulmonaire. C'est la forme œdémateuse où le malade crache une mousse blanche parfois sanguinolente. Puis survient l'asphyxie. »
II existe d'autres formes de complications : complications rénales avec production massive d'albumine et mort foudroyante, bronchite capillaire suraiguë simulant l'œdème pulmonaire suivie d'une mort non moins rapide, gangrènes pulmonaires, complications gastro intestinales donnant l’impression d’intoxication alimentaire suraigüe.
La cyanose héliotrope est l’un des signes cliniques les plus marquants de cette grippe espagnole avec un pronostic très pessimiste. Le visage, d’abord rosé, dans près de la moitié des cas devient cyanosé c’est-à-dire de couleur noir pourpre, le pronostic change alors radicalement avec un très faible espoir de guérison. La cyanose est telle qu’il est parfois impossible de distinguer une personne de couleur de peau blanche ou noire. Le 8 novembre 1918, quand l’écrivain Blaise Cendrars se rend chez son ami, Guillaume Apollinaire au 202, boulevard Saint-Germain, celui-ci « gisait sur le dos. Il était complètement noir." C’est l’effet de "cyanose héliotrope" consécutif à la grippe espagnole. Le lendemain, le poète était mort.
La période d’incubation étonne en raison de sa rapidité : un rapport de gendarmerie signale que « le neuf courant [octobre], le canonnier Baudin arrivait chez ses parents, au village de la Sapinière (Deux-Sèvres), porteur d'une permission de dix jours et s'alitait. Le 13, il succombait, en même temps que sa mère. Son père décédait le 14 et sa grand-mère le 15».
Un officier blessé entre à l'hôpital de Tours où éclate la grippe qu'il a contractée au front. Sa femme vient le voir à 2 heures de l'après-midi. Quatre heures plus tard, elle présente les premiers symptômes du mal et, à 8 heures, c'est au tour des officiers de la salle où loge le grippé d'être atteints à quelques minutes d'intervalle.
Toulouse
La première mention de la grippe à Toulouse date du 16 septembre 1918. La Dépêche écrit en effet ce jour là : « L’état sanitaire de la ville, sans inspirer de graves inquiétudes, laisse beaucoup à désirer en ce moment. On signale, en effet de nombreux cas de grippe et d’influenza et pas mal de malaises intestinaux […]. Il y a eu une recrudescence sérieuse de la maladie, au sein des familles et les décès ont suivi depuis le 9 septembre une marche ascendante : 12 le 10 et 26 le 15, c’est-à-dire hier. »
Ceci étant il est difficile de dater précisément l’arrivée de l’épidémie dans la ville rose : « Sur la période de mai 1918 à avril 1919, nous avons un excès de décès de 2200 personnes, décès dus directement à la grippe ou à des complications », écrit Pierre Alquier, médecin, dans une thèse de médecine consacrée à la grippe espagnole à Toulouse.
Inquiet, le maire de Toulouse, Jean Rieux et son conseil municipal prennent une série de mesures. Le 18 octobre, il est décidé de la fermeture des écoles pour une durée de quinze jours.
Jean Rieux en 1919
« Par décision du 17 octobre, prise après avis du comité départemental d’hygiène, M. le préfet, par mesures de précaution, a ordonné la fermeture de toutes les écoles primaires, élémentaires et maternelles, publiques et privées de la Haute-Garonne à partir du lundi 21 octobre jusqu’au 3 novembre inclus. » La Dépêche le 18 octobre 1918.
Par un arrêté signé le même jour, le maire encadre également les enterrements. Il est décidé qu’il n’y aura plus qu’un enterrement par jour et par paroisse. Le 26 octobre, la municipalité supprime carrément les convois funèbres. Les familles des défunts doivent se rendre directement au cimetière à une heure fixée.
Il recommande également de désinfecter régulièrement les voitures du tramway.
De nombreux toulousains sont persuadés que les médecins mentent et qu’ils sont en présence de pathologie « exotique » de type dengue, peste, choléra ou variole. Le 21 septembre 1918, Jean Rieux tente de rassurer la population à travers une note dans les journaux toulousains. « Le maire tient à renseigner la population en ce qui concerne l’état sanitaire de la ville. Aucun cas de choléra ne s’est produit et pas davantage il n’y a eu de variole noire. Cela pour répondre à certains bruits alarmants qui circulent en ville et que répandent légèrement des personnes mal renseignées. Ce qui est exact, c’est l’existence de nombreux cas de grippe et, comme conséquence, une augmentation du nombre de la mortalité normale ».
Les malades sont soignés pour la majorité chez eux, à domicile ; les hôpitaux dont l’ Hôtel Dieu sont réservés en priorité aux militaires blessés de guerre.
La préfecture de Haute Garonne multiplie les recommandations. Le 22 octobre : « Pour éviter la grippe il est prudent de ne pas aller dans les théâtres, concerts, cinémas, cafés ; de ne pas faire de stations prolongées dans les églises et dans les temples ; de ne pas s’attarder dans les magasins ; de faire usage le moins possible des tramways. La grippe se propage partout où l’on se réunit nombreux ».
Le Télégramme en octobre 1918 précise que l’Eglise n’est pas en reste : « A cause de la maladie de la grippe qui sévit dans notre ville, Monseigneur l’Archevêque vient d’ordonner de faire dans toutes les églises du diocèse les prières officielles pour le temps de l’épidémie et d’exposer dans l’église Saint Sernin les reliques des Saints spécialement invoqués contre la maladie ».
Mais face à la maladie les moyens sont dérisoires : il manque de médecins (la majorité étant réquisitionnés pour l’armée), le confinement est juste recommandé, les règles d’hygiène ne sont pas bien connues même si le port du masque est en usage et devient même une mode ...
Californie 1918
Au final ce sera sur Toulouse un excès de décès de 2200 personnes sur la période mai 1918 à avril 1919 soit 1% de la population.
En France le bilan est estimé à 400 000 morts ; 2.3 millions de morts pour l’Europe
A l’échelle mondiale l’Institut Pasteur estime l’hécatombe entre 20 et 50 millions de morts
Hôpital américain de LImoges
100 ans plus tard l’histoire se répète-t-elle ?
Sources
Thèse de Pierre Alquier (2007) : la grippe espagnole à Toulouse 1918/1919
Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918/avril 1919) de Pierre Darmon
https://archivespasdecalais.fr/Decouvrir/Un-document-a-l-honneur/La-grippe-espagnole
https://gallica.bnf.fr/blog/03102018/la-grippe-espagnole?mode=desktop