Condition de vie des ouvriers : niveau de vie - 1
Conditions de vie des ouvriers : niveau de vie
Il est difficile d’établir des statistiques sur le niveau de vie des ouvriers aux 18 et 19ème siècle ne serait-ce que parce que l’époque ignorait justement les statistiques. Les documents sur lesquels il serait possible de se baser de façon à avoir au moins une idée du niveau de vie avant le 20ème siècle sont trop incomplets pour permettre une analyse fine ou tout simplement cohérente (durée journalière de travail, durée globale de travail qui va dépendre des saisons, des régions et des activités, type de rémunération [le plus souvent à la tâche, ce qui complique les choses]).
Par ailleurs il faut bien avoir à l’esprit que les ouvriers et artisans exercent généralement plusieurs métiers. Ainsi beaucoup de paysans des régions du Nord (Flandres, Artois, Hainaut, Picardie …) participent au printemps et en été au travail dans les briqueteries ou sur les chantiers du bâtiment.
Les artisans des vallées du massif central, du Jura, des Pyrénées, ou des Alpes partent quant à eux loin de chez eux lors de leur migration saisonnière proposant leur bras pour travailler dès qu’un chantier se présente en tant que scieur de long, maçon, peigneur de chanvre, chiffonnier …
Ainsi l’historien Abel Poitrineau (1924-2013) raconte que « à la Toussaint, les scieurs de long partent en troupe constituée (de leur village de l’Auvergne) portant dans leur sac quelques vêtements de rechange et sur leur dos leur matériel. Nourris par leur maître, ils consomment surtout du pain de seigle dont ils absorbent des quantités étonnantes et de la soupe épaisse additionné de lard ».
Scieurs de long
La pluri activité est une nécessité liée soit à la saisonnalité marquée de certaines activités soit à la nécessité d’un complément de salaire.
Par ailleurs les documents que l’on peut trouver restent factuels et localisés ; les recoupements sont donc difficiles à faire voire impossible. Etablir sur ces données des généralités est mission impossible. Mais il reste possible de dégager des tendances qui nous permettent d’avoir une idée approximative certes mais cohérente sur les conditions de vie des ouvriers au 19ème siècle au moins.
Enfin faire une comparaison des prix et salaires de l’époque avec nos euros n’a pas grand sens eu égard aux différences de mode de vie.
Les données qui vont aider à se faire une idée des conditions de vie, à dégager des tendances quant au niveau de vie de nos ancêtres seront notamment celles se rapportant aux gains et aux dépenses d’une catégorie professionnelle ainsi que les commentaires de contemporains sur leur époque.
Commentaires et études statistiques sur le niveau de vie des ouvriers
Vauban dans son « Projet de dîme royal » commencé en 1697 et achevé en 1706 décrit le budget et les conditions de vie de la famille d’un manouvrier rural « n’ayant que ses bras ou fort peu de choses au-delà travaillant à la journée ou par entreprise pour qui veut l’employer. Vauban considère qu’un manouvrier travaille 180 jours ouvrables par an, à 9 sols la journée. « C’est beaucoup car il est certain qu’excepté le temps de la moisson et des vendanges, la plupart ne gagnent pas plus de 8 sols par jour l’un portant l’autre. ». Vauban arrondit le salaire à 90 livres par an. De cette somme il faut déduire 6 livres de taille et de capitation, et 8 livres et 16 sols de gabelle soit 14 livres et 16 sols d’impôt.
Si la famille est composée de 4 personnes dont deux enfants, la consommation annuelle de blé est de 10 setiers soit environ 800 grammes par jour et par tête. Ce blé étant estimé à 6 livres le setier, la dépense annuelle en céréales est de 60 livres tournois e période de prix modérés soit les 2/3 du revenu annuel.
Il ne reste que 15 livres et 4 sols « sur quoy il faut que ce manouvrier paye le louage ou les réparations de sa maison, l’achat de quelques meubles, quand ce ne serait que de quelques écuelles de terre ; des habits et du linge, et qu’il fournisse à tous les besoins de sa famille pendant une année ». Et de conclure : « ces 15 livres et 4 sols ne le mèneront pas fort loin à moins que son commerce ou quelque commerce particulier ne remplisse les vides du temps qu’il ne travaillera pas et que sa femme ne contribue de quelque chose à la dépense par le travail de sa quenouille, par la couture, par le tricotage de quelque paire de bas ou par la façon d’un peu de dentelle selon le pays ; par la culture aussi d’un petit jardin ; par la nourriture de quelques volailles et peut être d’une vache, d’un cochon, ou d’une chèvre pour les plus accomodés qui donneront un peu de lait ; au moyen de quoi il puisse acheter quelque morceau de lard et un peu de beurre ou d’huile pour se faire du potage. Et si on n’y ajoute la culture de quelque petite pièce de terre il sera difficile qu’il puisse subsister ou du moins il sera réduit lui et sa famille à faire une très misérable chère. Et si au lieu de deux enfants il en a quatre ce sera encore pis jusqu’à ce qu’ils soient en âge de gagner leur vie. Ainsi de quelque façon qu’on prenne la chose, il est certain qu’il aura toujours bien de la peine à attraper le bout de son année ».
Lavoisier dans « De la richesse territoriale du royaume de France » écrit en 1789 : « j’ai conclu après de longs calcul et d’après de longs renseignements qui m’ont été fournis par les curés de campagne que dans des familles les plus indigentes chaque individu n’avait que 60 à 70 livres à dépenser par an, homme femme et enfants de tous âge ; et que les familles ne vivent que de pain et de laitage qui sont propriétaires d’une vache que les enfants mènent paitre à la corde le long des chemins et des hairs dépensaient même encore moins »
Noiret au début du 19ème siècle écrit : « Avec toute l’économie possible, un homme qui travaille ne peut vivre avec une dépense moindre d’un franc par jour, ce qui fait 7 francs par semaine. Il faut en outre qu’il pourvoie à tous les besoins de sa personne, de sa famille et de sa maison et qu’il s’acquitte des dettes qu’il a pu faire pendant la stagnation du commerce ».
Louis-René Villermé, né à Paris en 1782, chirurgien dans les armées napoléoniennes, se consacre à partir de 1818, à l’étude des questions soulevées par les inégalités sociales. En tant que membre de l’académie des Sciences morales, il est chargé avec un collègue de réaliser une étude sur l’état physique et moral de la classe ouvrière. Son rapport, de plus de neuf-cent pages, intitulé Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, date de 1840 et concerne les ouvriers de l’industrie textile.
Dans cet ouvrage, Villermé dénonce entre autre chose le travail des enfants mais reste très conservateur quand il s’agit d’expliquer les raisons de la paupérisation et des mauvais rendements des ouvriers adultes. Il les accuse en effet d’être portés sur l’alcool, de dilapider leurs salaires, de porter de trop beaux habits les dimanches et jours de fête, d’avoir des mœurs dépravées et de s’éloigner de l’ordre moral.
Villermé
Dans son étude, il a estimé une moyenne de dépenses pour une famille ouvrière :
Dépenses homme femme plus de 16 ans
nourriture = 339.45 f 215.35 f
blanchissage 14.04 f 18.20 f
vêtement 59.30 f 49.70 f
loyer éclairage 47.90 f 32.60 f
divers soins savon tabac barbe 9.60 f 7.25 f
total = 479.39 f 323.10 f
ménage sans enfant = 760.89 f
ménage avec un enafnt à la mamelle = 878.89 f
ménage avec un enfant 6 ans = 925.54 f
ménage avec un enfant de 6 ans et un en bas âge = 1043.54 f
Les données qu’il a travaillées lui permettent de dégager un budget moyen pour une famille ouvrière ordinaire, gagnant un salaire ordinaire :
« En supposant une famille dont le père, la mère et un enfant de 10 à 12 ans reçoivent des salaires ordinaires, cette famille pourra réunir dans l'année, si la maladie de quelqu'un de ses membres ou un manque d'ouvrage ne vient pas diminuer ses profits, savoir :
- le père, à raison de 30 sous par journée de travail : 450 francs ;
- la mère, à raison de 20 sous par journée de travail : 300 francs ;
- un enfant, à raison de 11 sous par journée de travail : 165 francs ;
En tout : 915 francs.
Voyons maintenant quelles sont les dépenses. Si elle occupe seule un cabinet, une sorte de grenier, une cave, une petite chambre, son loyer, qui s'exige par mois ou par semaine, lui coûte ordinairement dans la ville, depuis 40 francs jusqu'à 80. Prenons la moyenne : 60 francs. Sa nourriture environ :
14 sous par jour pour le mari : 255 ;
12 sous par jour pour la femme : 219 ;
9 sous par jour pour l'enfant : 164 ;
En tout : 638 francs.
Mais comme il y a très communément plusieurs enfants en bas âge, disons 738 francs. C'est donc pour la nourriture et le logement : 798 francs. Il reste par conséquent, pour l'entretien du mobilier, du linge, des habits, et pour le blanchissage, le feu, la lumière, les ustensiles de la profession, etc., une somme de 117 francs...."
"En général un homme gagne assez pour faire des épargnes; mais c’est à peine si la femme est suffisamment rétribuée pour subsister et si l’enfant au-dessous de douze ans gagne sa nourriture.
Quant aux ouvriers en ménage dont l’unique ressource est également dans le prix de leur main d’œuvre, beaucoup d’entre eux sont dans l’impossibilité de faire des économies, même en recevant de bonnes journées. Il faut admettre au surplus que la famille dont la femme est peu rétribuée ne subsiste qu’avec ses seuls gains qu’autant que le mari et la femme se portent bien, sont employés pendant toute l’année, n’ont aucun vice et ne supportent d’autre charge que celle de deux enfants en bas âge.
Supposez un troisième enfant, un chômage, une maladie, le manque d’économie ou seulement une occasion fortuite d’intempérance [manque de sobriété, boisson] et cette famille se trouve dans la plus grande gêne, dans une misère affreuse, il faut venir à son secours…
La proportion d’ouvriers qui ne gagnent pas le strict nécessaire ou ce qu’on regarde comme tel, varie suivant les industries, leur état de prospérité et suivant les localités. Un filateur de Rouen… a trouvé en 1831, époque d’une crise marquée par l’abaissement des salaires, que le 61 % de ses ouvriers employés alors dans sa filature de coton ne gagnaient pas, chacun en particulier le strict nécessaire.»
Niveau des prix et pouvoir d'achat
L’économiste Jean Fourastié (1907-1990) va quant à lui mettre au point la méthode des prix réels pour « étudier l’évolution des prix dans le temps sans être gêné par la diversité des monnaies ni par les variations de leur valeur ».
Dans son livre, D’une France à une autre (1987) Jean Fourastié écrit : « En période traditionnelle, le quintal de blé revenait, en moyenne, à 200 salaires horaires de manœuvre : maintenant, il en vaut 3 à 4. […] Pour affirmer, comme nous venons de le faire, que le prix du blé a baissé, il faut s’affranchir des fluctuations de la monnaie. Que signifient en effet les prix de 30 F le quintal en 1830, 36,80 fr en 1959 et 127 F en 1985 ? […] À toutes les méthodes courantes de déflation, nous avons préféré, depuis près de quarante ans, la méthode des prix réels qui ont l’avantage d’être liés au prix de revient en heures de travail humain".
La formule de calcul est la suivante :
Le prix réel d’un bien =prix monétaire de ce bien/salaire horaire du manœuvre
Le prix réel est ainsi exprimé en temps de travail nécessaire pour acquérir ce bien. Cette méthode permet d’analyser le pouvoir d’achat d’un individu. Or jusque dans la seconde moitié du 19ème siècle c’est le pouvoir d’achat en blé qui est l’élément déterminant du niveau de vie des individus.
Exemple : 1 kilo de pain vaut en 1701 3 salaire horaire soit 3h pour l’acheter. Par comparaison, en 1913 il vaut 1,22 salaire horaire (un manoeuvre devait donc travailler une heure et quart pour acheter sa boule quotidienne) ; tandis que vingt-sept minutes suffisent en 1981.
Revenons à notre manœuvre de 1701 : s’il a une famille à nourrir, et sachant qu’il ne peut pas acheter plus de 2 ou 3 kg de pain par jour (1kg = 3h de travail), cela veut dire qu’il était à la limite de la misère voire même totalement miséreux ; tout son salaire part dans le pain et manifestement il n’en aura pas assez s’il a trop de bouches à nourrir …
Pour Jean Fourastié à partir de 200 salaires horaires (pour le prix d’un quintal de blé) la situation alimentaire devient précaire et au-delà de 250, tout le salaire du manœuvre part dans le seul achat du pain ; c’est la famine.
or, en 1701, on est à 300 salaires horaires
en 1709, à 566.1 salaires horaires
en 1710 à 406.2 salaires horaires
en 1714 à 325.7 salaires horaires
Quelques idées de salaire au 19ème siècle (tiré de Nos ancêtres - Vie et métiers n°23)
un boulanger à Marcq en Baroeul (59) en 1829 = 1.25 f
un charretier à Marcq en Baroeul (59) en 1829 = 1.50 f
un maréchal ferrant à Marcq en Baroeul (59) en 1829 = 1.50 f
un cordonnier à Marcq en Baroeul (59) en 1829 = 1.25f
un domestique agricole à Ennevelin (59) = 160 f en 1859
un tisserand à haubourdin 2 f en 1841
un forgeron entre 195 et 244f par an à Pont a Marcq (59) en 1859
Au Creusot un mineur gagne 2f en 1840
Sources
Les salaires et la condition ouvrière en France à l’aube du machinisme 1815-1830 de Paul Paillat
Où est l’erreur ? les budgets ouvriers au 19ème siècle selon Villermé de Gérard Jorland
Productivité et richesse des nations de Fourastié
Thema - Histoire et généalogie –la valeur des biens niveau de vie et de fortune de nos ancêtres de Thierry Sabot
La situation sociale de l'ouvrier lillois du textile autour de 1840 de Alphonse Marius Gossez