Immigration belge dans le Nord Pas de Calais au 19ème siècle
Immigration belge dans le NPDC au 19ème siècle
Aperçu très rapide et très succinct de l’histoire de la Belgique
Pour la compréhension de cet article sur les migrations belges en France au 19ème siècle, il est nécessaire de comprendre de quels territoires venaient ces personnes ; or l’histoire de ces territoires est assez complexe ; je vais retracer très globalement leur historique à partir du 15ème siècle jusqu’à 1830, année de l’indépendance de la Belgique
Au 15ième siècle, toutes les régions de ce qui est aujourd’hui l'actuelle Belgique sont sous l'autorité des ducs de Bourgogne, à l'exception de la principauté de Liège, de la principauté de Stavelot-Malmédy et de Tournai. Ce sont les Pays Bas bourguignons
Pays Bas bourguignons
Au début du 16è siècle, Charles Quint (natif de Gand), empereur du St Empire romain germanique, est notamment souverain d’Espagne et des Pays Bas Bourguignons ; il conquiert Tournai en 1521 et diverses provinces des Pays-Bas actuels.
Ces territoires nouvellement acquis, ajoutés à ce qui était les Pays-Bas bourguignons, vont constituer ce que l'on va appeler désormais les 17 Provinces (appelées également les »).
les 17 Provinces
Ce bloc correspondrait, aujourd'hui, approximativement aux territoires de la Belgique (à l'exception de la Principauté de Liège, de la principauté de Stavelot-Malmedy et du Duché de Bouillon), du Grand-Duché du Luxembourg, des Pays-Bas actuels, ainsi que du Nord de la France.
En 1568, les provinces formant les Pays-Bas espagnols vont se soulever contre le roi d'Espagne ce qui va donner les Pays Bas du sud ou espagnols constituées du nord de la France, de la Belgique actuelle (sauf la province de Liège), et du Grand-Duché du Luxembourg actuel.
Provinces Unis et Pays Bas espagnols
Les provinces du nord devenues indépendantes se dénomment désormais les Provinces Unies et correspondent globalement au territoire des Pays-Bas actuels
Au terme de la guerre de Succession d'Espagne en 1713, les Pays-Bas espagnols ou Pays Bas du sud sont cédés aux Habsbourg d'Autriche, empereurs du Saint Empire et archiducs d'Autriche. Ils prennent alors le nom de Pays-Bas autrichiens.
La France quant à elle reçoit l'Artois, la Flandre française et le Hainaut français (territoires qui correspondent au nord de la France actuelle), ainsi qu'une petite partie du Bas Luxembourg (Thionville). Il s'agit, dans les grandes lignes, de tous les territoires au sud du tracé actuel de la frontière belge.
En 1792, les Pays-Bas autrichiens et la Principauté de Liège sont envahis par les troupes républicaines françaises. L'année suivante, ces territoires sont reconquis par les Autrichiens. Mais en 1794, les Pays-Bas autrichiens et la Principauté de Liège sont finalement annexés par la France.
Possessions françaises en Belgique
Avec la chute de l’empire de Napoléon, la Belgique sort du territoire français. En effet les puissances européennes que sont l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie, réunies lors du Congrès de Vienne (1814-1815) décident de créer un Etat tampon au nord de la France: le Royaume-Uni des Pays-Bas qui réunit :
- les Pays-Bas du nord (les actuels Pays-Bas),
- les Pays-Bas du sud (actuels Belgique et Grand-Duché du Luxembourg),
- la Principauté de Liège
Royaume Uni des Pays Bas
Le 4 octobre 1830, l’indépendance de la Belgique est proclamée; la Belgique se sépare des provinces du nord (c'est à dire les Pays-Bas actuels).
Les raisons de l’immigration belge
La sortie des territoires « belges » en 1815 va faire énormément de tort à l’économie belge car la France dont les importations représentaient alors 90% de la production belge ferma ses frontières.
Pa ailleurs, le gouvernement du royaume uni des pays bas ne modifia pas l’activité linière qui est majoritairement artisanal ; or les articles de lin fait main ne purent concurrencer les articles issus de la mécanisation venant de Russie et du Royaume uni.
500 000 personnes furent touchées par l’effondrement de l’activité linière et donc par la révolution industrielle. En 1840, la Belgique ne comptait que 47 000 broches contre un million en Angleterre et 57 000 en France.
Par ailleurs l’été 1845 fut fatal aux pommes de terre ; le mildiou eut raison de 90% des plants de pommes de terre. L’année suivante la rouille s’attaqua au seigle.
Découverte de la maladie de la pomme de terre en Irlande - Daniel Mac Donald - 1852
La famine s’ensuivit et prit une telle ampleur qu’on l’appela le mal des Flandres. Ceux qui ne mouraient pas de faim mouraient du typhus ou du choléra.
La récession économique associée à la crise frumentaire de 1846 à 1851 a causé la mort de près de 50 000 belges à partir de 1846 (contre 10 000 en France).
Un exode rural commença vers les villes flamandes mais celles-ci n’ont pas la capacité d’accueillir cette population rurale affamée. lLexode se concentra donc vers la Wallonie et la frontière française, dans des centres textiles du Nord tels que Lille ou Roubaix.
A cela s’ajoute ce que l’on appelle la Grande Déflation de 1873-1896 : il s’agit d’une crise économique mondiale liée à la surproduction et qui va mettre des millions d’ouvriers et de paysans dans le monde au chômage et les enfoncer dans la misère.
« Il creuse des veines de charbons, récolte et trait, coule l’acier liquide, souffle le verre plus de 10 heures par jour, parfois 12, six jours sur sept. Il gagne peu, ne bénéficie d’aucune couverture sociale, ne peut passer que quelques heures en famille par semaine. Son épouse travaille également, principalement dans les champs ou dans des usines. Elle exerce aussi des activités de lingère, repasseuse ou couturière. Certaines se rendent au marché matinal de Charleroi pour y vendre les maigres récoltes. Les enfants travaillent plusieurs heures par jour, aidant leurs parents, ou occupent certains postes nécessitant une petite taille dans les industries. www.charleroi-decouverte.be »
La sidérurgie est touchée ainsi que l'agriculture, les industries du lin et du bois et les industries alimentaires. Le 18 mars 1886, entre 2 000 et 3 000 ouvriers des bassins industriels des provinces de Liège et de Hainaut se mettent en grève et protestent contre leur situation. Les forces de police interviennent et usent de la force. C’est le début de deux mois de grèves, de révoltes, et d’émeutes de la faim. Ces mouvements sociaux vont également contribuer au départ de nombreuses familles vers la France.
La grève - Robert Koeller - 1886
S’agissant de l’immigration agricole, celle-ci est essentiellement saisonnière (arrachage des betteraves, récolte du houblon, du lin ou des céréales). Cette émigration est donc très temporaire et on la retrouve un peu partout en France à toutes les époques.
Ici cette émigration va se structurer au cours du 19ème siècle : des groupes d’hommes originaires des mêmes villages vont constituer une équipe sous l’autorité d’un responsable le ploegbaas qui va négocier avec l’exploitant français les tarifs et les conditions de travail en terme de logement et de nourriture. Quand ils reviennent chez eux au terme de leur « contrat », ils sont souvent qualifiés de Franchimands (Français)
Destination des immigrés belges
L’immigration belge est majoritairement de proximité : elle fut wallonne dans les Ardennes, à dominante wallonne dans le pas de calais et flamande dans le nord
Pourquoi cet attrait pour la France du Nord et du Pas de Calais ? tout simplement parce qu’après la chute de l’empire et la fermeture de la frontière belge en 1815, des industriels de Gand, Mouscron, Ath dans le Hainaut délocalisèrent leur activité dans ces départements français et de ce fait des ouvriers spécialisés et des tisserands suivirent. Ce qui fit un point de chute et de « ralliement » pour les générations suivantes.
La proximité est un autre facteur important : France et Belgique sont voisines, ce qui facilite grandement les choses.
Au final ce que l’on peut voir c’est que dès le début du 19ème siècle, l’industrie textile dans le Nord Pas de Calais c’est essentiellement Lille Roubaix, Armentières, la vallée de la Lys, le Cambrésiis et ces lieux attirèrent très tôt les ouvriers belges venant de Courtrai, Mouscron, Tournai, Popperinge, Brugges et Gand.
Les mines du Nord Pas de Calais virent arriver également des paysans du Borinage et du Hainaut
Au 19ème siècle la compagnie minière d’Anzin recrutait 60% de ses mineurs dans la région de Mons (Borinage)
Fosse Saint Louis Anzin
La population de certains bourgs miniers connait une expansion impressionnante comme Bruay en Artois (actuelle Bruay la Buissière dans le 62) qui voit sa population augmenter de 1000 habitants en 1855 à 15000 en 1881 en raison de l’afflux de Belges)
Des compagnies minières allèrent même jusqu’à recruter des travailleurs en Belgique par l’intermédiaire de « pisteurs » quand ils manquaient de main d’œuvre.
Au final, le nord de la France et son industrie florissante étaient devenus au XIXe siècle la terre d’asile de prédilection de milliers de Belges. Le ministre Frère-Orban déclara même à Léopold II qui convoitait les terres du Congo : « Sire, une colonie, la Belgique n’en a pas besoin, d’ailleurs elle en a déjà une : c’est la France ».
Des familles belges allèrent jusque Paris : notamment les quartiers est et nord. C’est ainsi que la rue de la Roquette, la rue du Faubourg St Antoine ou la rue de Charonne près de la gare du nord accueillirent un nombre conséquent de belges. En 1870 on dénombre à peu près 50 000 ouvriers belges à Paris.
Rue de la Roquette
Mais il exista aussi une émigration flamande vers les Amériques et l’Afrique du sud.
La Belgique est en effet un pays surpeuplé au 19ème siècle ; tout était bon pour le gouvernement pour inciter les belges à quitter leur sol natal : la colonie belge de San Thomas au Guatemala fut principalement composée de personnes issues des dépôts de mendicité.
On facilita même le recrutement de « volontaires » flamands pour l’armée nordiste lors de la guerre de sécession américaine.
Des ouvriers belges furent également recrutés pour la construction d’un chemin de fer entre Recife et la province de Sao Francisco, et environ 500 ouvriers travaillèrent dans cette région en 1859. Mais dans des conditions de travail très dures, avec neuf à dix heures de travail par jour en plein soleil pour un salaire de misère. Les Belges ne se firent pas une belle réputation : ivrognerie, bagarres, vagabondage et mendicité … des plaintes furent même déposées auprès du consul de Belgique. Le Diario de Pernambuco se plaint qu’ils auraient « au moins pu observer les bonnes manières en matière de mendicité ». Le consulat de Belgique fut sommé de rapatrier ces mendiants le plus vite possible. Ceux qui revinrent étaient reconnaissables à leur teint basané et furent appelés Brazilianen ; ils vécurent de mendicité et de travaux occasionnels. ( Eddy Stols Les émigrants belges)
Immigration pendulaire vers la France
L’immigration est surtout pendulaire : l’ouvrier travaille en France mais sa famille réside en Belgique. En effet les salaires sont plus élevés en France et la vie est moins chère en Belgique. Ils pouvaient aussi louer une chambre dans une ville frontière belge bien desservie en moyen de transport ce qui leur permettait d’aller travailler un peu plus loin.
Poste douane de Toufflers (59)
Le développement du chemin de fer développa ce mouvement et ouvrit de nouvelles possibilités aux ouvriers belges. A tel point que la Chambre de commerce de Roubaix refusa la prolongation du tramway jusqu’à la frontière en se justifiant ainsi : « C’est une grande facilité qui va être donnée aux ouvriers belges pour venir concurrencer les ouvriers français sur notre territoire même. Ils pourront venir le matin avec tout ce qui leur est nécessaire et s’en retourner le soir sans laisser à nos compatriotes une parcelle de leur gain. Ces lignes sont donc contraires aux intérêts des ouvriers et du petit commerce de Roubaix, comme elles sont contraires à l’intérêt national ».
L’immigration pendulaire est effectivement mal perçue par les Français car les Belges ne dépensent rien en France ; ils viennent avec leur pain et leur beurre d’où le surnom pot’bure (voir ci après)
Les chiffres de l’immigration belge en France
Au début du 2nd empire en 1852, les belges représentent 4% de la population lilloise et 3% de la population du nord
En 1866, ils représentent 25% de la population lilloise et 12% de la population du Nord
A partir de 1891 le nombre de belges diminue mais surtout du fait de la loi de 1889 sur la naturalisation qui francisait d’office tous les étrangers nés en france et qui y résidaient encore à leur majorité
C’est pourquoi en 1896,les chiffres n’ont pas beaucoup augmenté : les belges représentent 27% de la population lilloise et 14% de la population du Nord
A cette époque ils représentent 35% de la population à Tourcoing et 55% à Roubaix
Des rues de Roubaix comme la rue des Longues Haies ou la rue de l’Epeule ne sont d’ailleurs peuplées que de belges
Rue des Longues Haies à Roubaix avant 1938
Le quartier de Wazemme à Lille est quant à lui peuplé à 75% de belges
En 1914 les immigrés belges représentent 1 à 3% en moyenne de la population française mais 18% dans le nord, 7% dans les Ardennes et seulement 2% dans le pas de calais
La 1ère guerre mondiale va entraîner un nouvel exode belge vers la France : 350 000 réfugiés belge essayèrent de trouver refuge dans le Nord, en Normandie et en Ile de France.
Montée de la xénophobie à l’encontre des Belges
Comme je l’ai dit plus haut les Belges sont mal vus car ils viennent travailler en France apportant leur nourriture et ne dépensant rien en France. On les appelle « Pots au beurre », « Pap gamelle ».
Les Flamands ne maitrisent pas la langue française contrairement aux Wallons et du coup ça crée une barrière et ne permet pas l'intégration.
Dès le début du 19ème siècle, alors que la France n’a pas encore connu l’exode belge massif du milieu du siècle, des bagarres éclatent épisodiquement ; à Roubaix en 1819 : des ouvriers français de diverses manufactures s’opposent aux ouvriers étrangers qu’ils voulaient expulser. Les véritables causes de ce mouvement sont l’augmentation du coût des loyers et des vivres et la réduction des salaires. Les ouvriers belges ont servi de bouc émissaire.
D’autres échauffourées éclatent par la suite à Roubaix et ses environs comme en 1830. Le maire de Roubaix écrira au préfet du Nord le 16 décembre 1830 : « Renvoyer chez eux les ouvriers étrangers […] afin de conserver le travail à ceux du pays».
On retrouve des bagarres de ce type sur les chantiers de constructions ferroviaires (1834-1843-1846, à Valenciennes, à Dunkerque), en 1848 des cris « A bas les Belges » furent lancés et, sous le Second Empire, des rixes étaient fréquentes entre ouvriers flamands et ouvriers français des chantiers.
Jusque là ces flambées de xénophobies étaient essentiellement liées à l’augmentation du coût de la vie et la montée du chômage, la misère et la précarité. Mais ensuite on perçoit davantage de xénophobie que la recherche d’un bouc émissaire.
Des échauffourées plus graves opposèrent ainsi des Belges à des Français comme à Lens en 1892.
Un journaliste décrit la ville de Lens en 1892 de façon très déprimante: "Le pays désespérément plat, sans les accidents pittoresques que mettent dans notre région houillère, les taches noires des terrils, donnent une impression de misère malpropre. Il fait moins noir qu'au Borinage ou aux environs de Charleroi, mais il fait plus sale. Pas de fenêtres encadrées de badigeon, pas de toits aux rouges frais. Des cubes de briques d'un rouge gris. Et par les portes ouvertes, on aperçoit des intérieurs sans ordre: c'est la pauvreté négligente et lâche. […] Lens est le centre de cette région, une ville assez grande, aux rues larges, mais où règne aussi, partout, une malpropreté évidente. Quelques rares maisons bourgeoises, élégantes mais sans l'égayant jardin des châteaux de Frameries ou de Jumet; puis, des files et des files de maisonnettes ouvrières aux rideaux sales, au seuil encombré. Pas un trottoir aux dalles récurées, pas un pot de fleurs aux fenêtres". Gazette, 12 septembre 1892
Lens Fosse N°1
Que s’est il passé dans cette ville peu attrayante en 1892 ?
La première information sur les événements de Lens et Liévin parvient au ministre des Affaires étrangères ad interim, A. Beernaert, le 30 août 1892. Il s'agit de requêtes de la part d'ouvriers belges à peine retournés en Belgique: "J'ai l'honneur de porter à votre connaissance que j'étais bien installé en France où je gagnais bien ma vie, de quoi élever ma famille convenablement, lorsque le 15 août dernier, je fus mis en demeure par les ouvriers français d'avoir à déguerpir en moins de 24 heures; sinon je serais tué et mes meubles mis en pièces. Tous mes camarades belges se sont trouvés dans le même cas que moi, un de ceux-ci a les deux jambes cassées au travail et (a été) menacé comme les autres; un autre est mort dimanche dernier à l'hôpital de Lens, des suites des blessures reçues de la part des ouvriers français, ses fenêtres et ses meubles furent brisés, nous sommes tous forcés de revenir et ne trouvons pas d'occupation".
Bref de nombreuses violations de domicile, des bris de portes, de fenêtres et de mobilier, et du tapage nocturne. Des agressions en bande armée de bâtons, de pierres et de fourches. Certains déclarent avoir été blessés par des coups de bâton, des pierres et des couteaux, et dans un cas par des coups… de betterave! Et des injures : "À bas les Belges!", "Mort aux Belges", "Retournez dans votre pays et ne mangez plus notre pain", "Popol (le roi Léopold II) est un connard, la reine une putain, et leurs enfants des bâtards".
« Ce soir (25/08/1892) , à neuf heures, une bande de mineurs a parcouru les cités ouvrières de la fosse numéro 3, en criant : “À bas les Belges !”
Des carreaux ont été brisés à plusieurs maisons occupées par des Belges.
C'est dans les corons de Daubray, Coince et sur la place Daguerre, que les mineurs ont brisé les carreaux des maisons, une vingtaine environ, occupées par des Belges. »
Pourquoi ce mouvement d'hostilité envers les ouvriers belges s'est-il produit dans le bassin houiller du Pas-de-Calais? La 1ère raison est la Grande Déflation dont nous avons parlé plus haut. Les mineurs belges ont accepté de travailler à bas prix et pour des horaires plus longs que les ouvriers français. Les ouvriers belges étaient donc accusés de faire baisser les salaires et de jouer le jeu des compagnies houillères.
De façon plus globale, les Belges étaient surtout considérés comme des êtres asociaux qui frôlaient la délinquance. Ils étaient vus comme des personnes ivrognes et brutales, des fauteurs de trouble, des propagateurs d’idées subversives socialistes. Les policiers chargés de contrôler leur passage à la frontière se montraient méprisants à leur égard tel ce commissaire de Jeumont qui, en 1882, écrivait : « ces individus ne sont pas précisément la crème des gens vertueux, Beaucoup ont d'excellentes raisons pour ne pas retourner en Belgique... Ce sont pour la plupart des brutes, inaccessibles aux théories d'économie politique ou sociale et plus sensibles à un verre de genièvre qu'aux incitations collectivistes ».
D’ailleurs même les historiens de l’époque vont y mettre leur grain de sel en inventant une étymologie curieuse au mot « Flamand » ; c’est ainsi que Victor Derode (1797-1867) écrira : « Suivant quelques auteurs (et il les cite), Flamand, signifie fuyard, émigrant ».
Raoul Blanchard, géographe, (1877-1965) entreprit une étude anthropologique des Flandres avec des termes très durs tout en reprenant ce qu’écrivait déjà quelques décennies plus tôt Victor DERODE : le paysan flamand était un rustre dont l'état misérable est sans cesse souligné pour dénoncer « ces tares physiologiques » qui l'affligeaient et qui augmentaient ainsi : « la proportion de mort-nés, d'infirmes, d'aliénés, d'hommes impropres au service militaire, cette ignorance dont l'Ost-Flandre donne encore l'exemple, et à leur suite ce taux élevé de la criminalité qui fait que leurs voisins du Sud et de l'Est considèrent parfois encore les Flamands comme des demi-barbares ».
C’est sous le titre « Les pots au burre ou la peste à Roubaix » qu’est lancé en 1897 un réquisitoire contre les Belges.
Une chanson de carnaval parmi d’autres, peu sympathiques à leur égard:
« on les vot arriver ichi par binde,
Des hommes, des femmes, des filles et des garchons
Quand i’parlent, on n’peut jamais les comprinde,
On n’sait si i’ditent du méchant ou du bon »
Emile ZOLA décrira dans Germinal le rejet des mineurs belges en s’inspirant de la grande grève dans les mines d’Anzin en 1884 : alors que la compagnie engage des mineurs belges du Borinage pour briser la grève, ceux-ci sont accueillis par les ouvriers français aux cris de « A mort les étrangers, à mort les Borains ! Nous voulons être les maîtres chez nous ! ».
Emile BASLY (1854-1928), responsable du syndicat des mineurs du pas de Calais, exprimera en 1892 la crainte de beaucoup : l’invasion des mineurs étrangers…
Et pourtant le Français a besoin du Belge si l’on en croit Paul LEROY BEAULIEU (1843-1916), économiste, qui écrit en 1888 : « le français ne consent guère à être simple manœuvre, terrassier, balayeur ou à faire certains travaux excessivement pénibles dans les filatures… il faut des belges pour toutes ces besognes infimes et essentielles de la civilisation ».
A Wazemmes dans les fabriques de céruse, c'était par exemple les ouvriers belges qui risquaient des coliques saturnines entraînées par l'emploi du carbonate de plomb.
Au lendemain de la 1ère guerre mondiale, ce seront les Polonais qui subiront les "foudres" et la peur des Français puis les Italiens. En effet même s’ils ont commencé à venir avant 1914 en France les Houillères de France demandèrent en 1919 au gouvernement français la conclusion d’un accord avec la Pologne pour faire venir de la main d’œuvre polonaise. C’est ainsi que de 13 000 dans le Nord Pas de Calais en 1921 ils vont être 90 000 en 1926.
Le besoin de main d’œuvre pour reconstruire le Nord pas de Calais va faire venir nombre d’italiens : ils seront 15 000 à venir travailler en 1924 dans les mines, la métallurgie et le bâtiment.
Lors du recensement de 1931, on constatera que les Belges et les Polonais représentent 85 à 90% des étrangers installés dans le Nord Pas de Calais et les Italiens 5%
Sources
La population belge dans le Nord - Pas-de-Calais de Thumerelle Pierre-Jean
L'immigration oubliée des Belges en France (19-20ème) de Jean Pierre Popelier
« À bas les Belges ! » L’expulsion des mineurs borains (Lens, août-septembre 1892) de Bastien Cabot
Les Vlaminques ou le dénigrement des immigrés Belges (xixe siècle) de Danielle Delmaire
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00319448/document
Histoire de la crise économique des Flandres (1845-1850) de Jacquemyns
Roubaix, une ville industrielle nourrie d’immigration belge de Chantal Petillon
révoltes ouvrières en Belgique : https://www.solidaire.org/articles/1886-premiere-grande-revolte-ouvriere-en-belgique#:~:text=Les%20premi%C3%A8res%20lois%20sociales%20sont,r%C3%A9glementation%20du%20paiement%20des%20salaires
https://jean-jaures.org/nos-productions/1892-quand-les-mineurs-du-pas-de-calais-s-en-prenaient-aux-etrangers-belges
Le retour des immigrés belges à la suite des événements de Lens et Liévin en août-septembre 1892 de NATSUE HIRANO
sur l’histoire de la Belgique : https://www.vivreenbelgique.be/12-a-la-decouverte-de-la-belgique/histoire-avant-l-independance#auto_anchor_9
Evolution des loisirs au 19ème siècle - 2
Temps libre à la campagne et dans les villes ouvrières au 19ème siècle : l'essor du bistrot
Pour le paysan, nul temps libre, il y a toujours quelque chose à faire.
La gestion de son temps n‘est pas la même que celle de l’ouvrier complètement dépendant des machines mais qui une fois sa journée terminée peut vaquer à ses occupations car il dispose à ce moment d'un temps disponible.
Pour le paysan c’est différent : d’abord l’absence de mécanisation va impliquer une absence de répétition des mêmes gestes comme peut le connaître l’ouvrier. Les travaux vont en effet varier dans la journée, la semaine ou le mois du fait de la pluriactivité et de la polyculture. Et surtout le paysan est quelque part maître de son temps, celui-ci étant très poreux ; le temps de travail s’infiltre en effet constamment dans le temps personnel.
Ainsi les veillées d’hiver qui sont utilisées pour du petit artisanat domestique (tricot, filage, ravaudage, émondage des noix, teillage du chanvre, fabrication de paniers …), la garde des troupeaux pour les plus jeunes qui leur laissent finalement une certaine liberté.
Veillée
L’embauche des ouvriers agricoles selon les régions va se faire lors de fêtes ou vont donner lieu à des repas de fête.
Les pratiques d’entraide lors des grandes phases annuelles du travail agricole sont également l’occasion de fêtes : poêlée du Morvan, parcée du pays de Caux, reboule du Forez (La Reboule est la fête de la fin des moissons : « les prés sont fauchés, le foin est rentré, les divers fruits ont été ramassés et vendus, il est l’heure de danser, chanter et manger »).
Marché Biron - Fête des moissons - Armand Leleux (1818-1885)
Les foires et marchés incitent à prendre un verre dans un cabaret. C’est une manière de sortir de son quotidien monotone et de voir du monde, d'aller à la ville.
La lessive au lavoir est un moment sociabilité informelle aussi pour les femmes puisque tous les potins s’y retrouvent …
La messe va réellement être un moment de pause dans la semaine, où l’on va discuter sur le parvis de l’église, prendre le café chez l’une ou l’autre, aller au cabaret mais ne nous y trompons pas, dans la campagne, une femme qui profite de son temps libre pour elle-même est très mal vu. Le contrôle social est constant. Elle ne doit pas négliger les tâches ménagères ni les travaux de la ferme. Ses journées sont finalement plus longues que celles des hommes. Et pas question pour elle d'aller au bistrot !
Justement quelle est la place des cabarets dans le temps libre dont disposent l'ouvrier et le paysan?
Tout d'abord, on peut citer Balzac sur une généralité à propos des cafés qui traverse les frontières et les siècles : « le cabaret est la salle de Conseil du peuple » et effectivement on y refait le monde sans cesse.
Au XIXe siècle le bistrot porte plusieurs noms : estaminet en Flandres, bistrot, débit de boisson, guinguette, café .. mais aussi assommoir comme dans le roman de Zola, c'est à dire un lieu populaire où les buveurs s’assomment à coup de vin mauvais et d’alcool comme l'absinthe.
Estaminet à Tourcoing - fin 19ème
En Normandie vers 1880 on pouvait trouver jusqu’à 10 voire 15 cabarets dans les communes de 300 âmes !
La rue de Menin à Tourcoing dans le Nord compte 22 estaminets en 1898 !!
Auberchicourt, ville minière du nord également, compte en 1886, alors qu'il y a 2453 habitants, 46 débits de boissons...
A Lille on en compte près de 1600 en 1851 soit 1 pour 70 habitants !
Dans le Pas de Calais au début du 20ème siècle, les cabarets sont partout : aux carrefour, à la sortie des grosses exploitations, près de l’église et de la mairie, aux extrémités du village, dans les champs mêmes ….
Leroy Beaulieu, économiste du 19ème siècle, dira que le cabaret est "l'église des ouvriers".
En fait on se rend compte que les débits de boissons n'ont d'autres rôles à l'époque de l'assommoir de Zola que de servir les ouvriers le matin puis l'après midi au sortir de la fosse ou de l'usine ou des exploitations agricoles.
Certains débits sont tenus par les épouses des mineurs. Le plus souvent une pièce de la maison va servir de bistrot et ne servira donc qu'à boire le café, le genièvre ou la bière. Pas possible donc de s'adonner à des jeux populaires. Il faudra donc aller vers des bistrots plus grands pour cela et que l'on va trouver essentiellement sur les axes principaux des villes et villages et surtout en dehors des corons pour éviter tout rassemblement de mineurs traditionnellement vindicatifs et fortement syndicalisés !
Estaminet dans Helfaut Bilques (62) - début 20ème
Site consacré à Helfaut Bilques
C'est le lieu de rassemblement privilégié des ouvriers. Le midi, on y apporte sa gamelle : « On avait là une assiette de soupe et on mangeait la viande et le pain qu’on avait apportés. C’était toujours du lard cuit dans la soupe du dimanche pour toute la semaine. » Témoignage d’une ouvrière du textile d’Hazebrouck (59) en 1898.
Ces bistrots vont ensuite s'organiser en fonction de différents critères : la nationalité par exemple ; on va trouver dans le Nord de la France des cabarets plus pour les Polonais ou plus pour les Belges par exemple avec des boissons propres à leur pays et des fêtes et jeux propres à leur culture. La fréquentation fréquente de passionnés de tir à l'arc, de colombophilie, de combats de coqs etc va aussi permettre de distinguer un cabaret d'un autre.
Réunion des dames du Rosaire à l'estaminet franco polonais Janicki
Cité des Alouettes - Bully les Mines - années 30
En effet la vie associative et sportive va s'organiser autour de ces cabarets puisqu'ils vont devenir le lieu de leurs réunions et de leurs repas festifs voire de leur siège social !
Le Bar des sports - Lens (62) - fin du 19ème siècle
Le Lensois normand tome 3
Indépendamment de ces sociétés ludiques, les hommes y ont coutume d’y passer le dimanche après midi à consommer café, eau de vie et vin, à jouer aux cartes et au billard ou aux fléchettes jusque tard le soir alors qu’auparavant nous dit un instituteur du Laonnais en 1860, les divertissements du dimanche avaient lieu en plein air et en famille.
Le cabaret supplante finalement les veillées bien avant l'arrivée de la télé dans les chaumières et comme les femmes y sont absentes, les conversations sont plus libres …
Et que dire de la vie politique et syndicale des villages et villes ouvrières : les lieux de rendez vous seront bien évidemment le bistrot. Ainsi par exemple le Réveil du Nord en 1894 fait cette annonce : «Lens. Le citoyen Armand Gossart délégué du syndicat et congédié de la grève, débitant rue de Béthune, organise pour le dimanche 28 janvier, à dix heures du matin, un grand combat de coqs pour des jambons. (...). Nous espérons que les ouvriers s'y rendront en grand nombre étant donné que Gossart est victime du dévouement qu'il a apporté à la cause»
Jusqu'à la première guerre mondiale la quasi totalité des meetings syndicaux ou socialistes se tiennent dans les grands estaminets du Nord Pas de Calais, lesquels peuvent accueillir jusqu'à 300 personnes.
A la campagne, le cabaret est également un lieu polyvalent : on y trouve la boulangerie, le bureau de tabac, l’épicerie, et même l’atelier du maréchal ferrand et du charron
Café épicerie mercerie à Halluin
Association A la recherche du passé d'Halluin
Des débits ambulants sont installés lors des marchés, foires et fêtes, les guinguettes permettent également de s'amuser en dansant avec les divers bals qui sont organisés par leur entremise; ainsi à Lille les personnes se retrouvent pour boire, danser et s'amuser dans les six grandes guinguettes du faubourg de Wazemmes (Le Beau Feuillage, le Casino, La nouvelle Aventure ...
Le cabaret représente donc le cœur des relations sociales : on y scelle une transaction, une embauche, une reconnaissance de dette etc.. On y lit le journal et plus tard on y écoutera la radio. On y refait le monde ..
Bref c’est LE lieu de socialisation et de sociabilité fondamental du village.
Le bistrot va malheureusement jouer un rôle important dans l'alcoolisation des personnes les plus pauvres de la société : les ouvriers, les marginaux mais aussi bon nombre de paysans, bref tout ceux qui n'ont plus d'espoir et qui oublient leur vie miséreuse dans l'alcool..
La buveuse d'absinthe - Lautrec - 1876
On comptait 30 000 débits de boisson en 1914 à Paris, 320 000 en France en 1915. Il n'en reste que 34 669 en 2016, regroupés dans un peu plus de 10 000 communes (selon le baromètre France boissons/CREDOC, «comprendre et répondre à la fragilisation de la filière CHR en France»).
Au bistro - Jean Béraud (1849-1935)
Sources
L’avènement des loisirs (1850-1960) de Alain Corbin
La culture des cafés au xixe siècle de Susanna Barrows
http://www.dionyversite.org/Docus/Dio-4p_Cafes.pdf
Le débit de boissons, cet inconnu… de Philippe Gajewski
Bistroscope L’histoire de France racontée de cafés en bistrots de Pierrick Bourgault
Le débit de boissons, le cabaret, le bistrot, dans le bassin houiller du Nord/Pas-de-Calais, témoins de la sociabilité populaire de Milan Vulic
Cafés, cabarets, bistrots, caboulots, guinguettes, gargotes, estaminets, bars, assommoirs, restaurants du Paris du XIXe siècle de Laurent Portes (Blog Gallica)
Evolution des loisirs au 19ème siècle - 1
Oisiveté récréative
Ne rien faire, être désoeuvré, paresser, rêver … bref être oisif est très mal vu dans la société depuis toujours ; le démon n’est pas loin, les tentations trop nombreuses ; l’individu doit être occupé à chaque instant de sa journée.
Mais cette disponibilité, ce temps de loisir est malgré tout considéré comme nécessaire à l’épanouissement de l’individu du moins chez les élites, car elle permet l’échange d’idées, l’accomplissement de services non rémunérés, favorise la créativité etc
Bref l’oisiveté des élites n’est pas synonyme d’inutilité surtout si ces loisirs sont volontaires, honorifiques, et désintéressés.
Pour la femme de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie l’exercice reste difficile car de par nature elle ne travaille pas ; donc la réserve de temps disponible la concernant est tout simplement énorme. Comment donc peut-elle échapper « à la vacuité des heures » en sachant que son habit entrave le moindre de ses gestes et donc sa liberté de mouvement et qu’en qualité de « vitrine » de son mari elle ne peut pas vaquer à n’importe quelle occupation.
Mode de 1880 à 1890
Elle va donc asseoir son autorité sur la sphère domestique et diriger la maison et ses gens ; elle s’occupera de charité et de philanthropie, surveillera l’éducation de ses enfants et se soumettra aux relations mondaines ; il sera de bon ton qu’elle s’adonne au chant ou au piano.
Femme au piano - Renoir (1876)
La lecture sera finalement son seul loisir personnel surtout au 19ème siècle, époque au cours de laquelle les textes religieux vont laisser place à un tout autre genre : le roman. La jeune femme va ainsi pouvoir se créer tout un univers uniquement à elle. Le danger de ce tournant fut aussitôt perçu : la société était en danger parce que ce genre de lecture ne prédisposait pas la femme aux idéaux traditionnels de mère, d’épouse, d’éducatrice, de protectrice de la maison, mais au contraire la transportait dans un monde idéalisé, loin des règles habituelles !
La liseuse - Carl Holsoe (1863-1935)
A noter à ce sujet que quand les femmes du peuple abordèrent elles aussi la lecture, les conservateurs les plus invétérés ne manquèrent pas d’en souligner les dangers, en la désignant comme un moment d’oisiveté au sens péjoratif du terme. La publication de romans feuilletons ou de fascicules bon marché fut considérée comme une manifestation de mœurs dissolues, une forme de débauche néfaste autant que l’alcoolisme pour l’homme : le roman feuilleton (disait-on) produisait dans les cerveaux des femmes les mêmes ravages que la boisson dans les cerveaux masculins …
Industrialisation et naissance du temps libre
Si le loisir est un privilège de l’aristocratie, au 19ème siècle, la bourgeoisie va pouvoir y accéder grâce à la conjonction de plusieurs éléments : le développement du chemin de fer et l’industrialisation de la société.
En effet jusqu’alors le temps de travail, le temps lié aux tâches ménagères et le temps lié au repos était poreux ; l’importance du travail à domicile tant pour les femmes que pour les hommes rend difficile la distinction entre ces divers moments. Or avec la mécanisation du travail et l’essor des usines, le temps va être contrôlé et cloisonné. Les cloches des églises ne vont désormais plus égrener le temps quotidien , de même que les saisons ne vont plus rythmer nos occupations mais bien plutôt la sirène des usines et bientôt l’horloge …
Le corollaire de cela est que l’on va s’apercevoir que la fatigue est liée à un temps de travail atteignant un seuil anormal. la machine n'a pas besoin de se reposer mais l'homme, oui; les médecins commencent à avoir peur que la mécanisation entraîne la dégénérescence de la race. La fatigue ne va plus être considérée comme inéluctable mais comme un état pouvant être évité ou au moins atténué. Le repos va être désormais considéré comme nécessaire.
Repasseuses - Degas (1884)
Ce qui va entraîner tout naturellement aux 19ème et 20ème siècles les divers mouvements revendiquant la baisse du temps de travail. Ce qui va mécaniquement augmenter le temps disponible pour les loisirs ....
Le repos du dimanche est plébiscité par les médecins qui y voient le remède au surmenage et qui prévient le délabrement physique. Mais attention, ce repos doit être occupé à des activités récréatives et non à la paresse. En 1905, le sénateur Poirier, rapporteur de la loi sur le repos hebdomadaire vante le plaisir de "goûter la joie naïve des enfants". Et cerise sur le gâteau, le nombre de divorce fléchira, l'homme ne laissant plus sa femme seule et désoeuvrée le dimanche ...
Le repos le dimanche ne sera proclamée officiellement que le 10 juillet 1906 mais avant cette loi, dans les faits, nombre de patrons parisiens ont décidé de ne plus ouvrir le dimanche dès la fin du 19ème siècle. En Province, le rideau baisse à 4h voire 2h. Les bureaux de poste parisiens qui ne fermaient qu'à 9h du soir le dimanche ferment à 4h dès 1894.
Revenons à nos bourgeois : le loisir va s’inscrire surtout dans le cercle familial avec diverses activités tel que la lecture , les réunions dominicales, les ouvrages de dames, les promenades, les réceptions…
Alfred Motte, industriel roubaisien (1827-1897) écrit à son fils : « Ce dimanche nous avons dîné en famille chez votre tante Delfosse. Notre réunion a été fort gaie. J’avais pu offrit 200 belles asperges et 120 grosses fraises qui ont été fort appréciées. Chaque convive en a eu 3. Notre repas a été suivi d’une promenade rue St Jean . Toute la société s’est ainsi transportée dans notre jardin. Les hommes de tt âge se sont séparés en deux camps et sept contre sept nous avons lutté à la boule. »
Frédéric Bazille - Réunion de famille
On flâne aussi sur les grands boulevards hausmanniens de Paris et des grandes villes, on regarde les vitrines des grands magasins, on sirote un café, on fréquente les théâtres, les guingettes, bals, et concerts …
S’agissant du bal, il s’agit d’une occasion de rencontre, d’un moment de socialisation auquel les mères préparaient leurs filles très scrupuleusement et avec une attention méticuleuse, suivant les principes inspirés par la bonne tenue, l’élégance, l’amabilité, la modestie.
Un manuel du savoir-vivre de 1912, Le buone usanze (Les bonnes manières) précisait : « Au bal, la jeune fille ne va pas trop décolletée, c’est de très mauvais goût [...]. Elle ne danse jamais deux fois avec le même cavalier, mais elle peut dans la soirée lui accorder plus d’un tour ; en dansant elle se tient droite mais pas raide morte, elle n’a pas l’air de s’abandonner dans les bras de son compagnon, elle ne boude pas mais il ne faut pas qu’elle bavarde trop ou qu’elle rie avec son danseur ; elle ne doit pas le regarder dans les yeux, mais elle ne doit pas non plus tourner la tête d’un autre côté comme s’il lui répugnait ; enfin elle est polie et sérieuse d’abord parce qu’elle doit l’être, ensuite parce qu’elle ne peut qu’y gagner ».
Jeune fille au bal - Renoir
Emergence de nouveaux loisirs
Le 19ème siècle est Le siècle des cures avec la découverte des plages et des « eaux ».
Boulogne et Dieppe, proche de Paris, se développent en ce sens dès la Restauration : En 1822 la première Société Anonyme des Bains de mer de Dieppe est créée par le comte de Brancas ; il y invite la duchesse de Berry, belle-fille du roi Charles X, en 1824 et depuis toute l’aristocratie française s’y rend chaque année en été pour prendre des bains de mer.
Le Croisic - Léon-Auguste Asselineau (1853)
Trouville, Royan, La Rochelle, Les Sables d’Olonne, Biarritz et d’autres suivent ; Biarritz sera d’ailleurs la station préférée de l’impératrice Eugénie sous le 2nd Empire.
Trouville - Monet (1870/1871)
L’essor de ces sites touristiques est dû au développement du chemin de fer puis de l’automobile : en 1840 une voiture attelée gagne Dieppe de Paris en 12h ; sous le 2nd Empire par train, il faudra 4 heures ce qui permet donc non seulement des allers retours mais surtout on va aller plus loin pour s’amuser et se détendre.
A noter que le train va offrir de plus en plus d’attrait avec les wagons lit, les wagons restaurants, les salons luxueux et confortables, les trains internationaux comme l’Orient Express..
La 1ère classe est bien sûr favorisée : Paris Fécamp au début du 20ème prend 4h en 1ère , 5h en seconde et 6 à 7h en 3ème.
Les cures thermales vont aussi se développer toujours grâce au train : Vichy, Aix les bains, Bagnères de Bigorre sous le 1er Empire puis Evian, Vittel, La Bourboule sous le 2nd Empire
Vichy
Hippolyte Taine (1828-1893), philosophe et historien, décrit la vie menée par un curiste à Bagnères de Bigorre ou à Luchon en 1855 : « les jours de soleil on vit en plein air. Une sorte de préau qu’on nomme le Jardin anglais s’étend entre la montagne et la rue, tapissé d’un maigre gazon troué et flétri ; les dames y font salon et y travaillent ; les élégants couchés sur plusieurs chaises lisent leur journal et fument superbement leur cigare ; les petites filles en pantalon brodé, babillent avec des gestes coquets et des minauderies gracieuses »
Buvette à l'établissement thermal d'Uriage
On se promène, on fait des tours en bateau, on pratique la pêche à la crevette, on va au casino et au courses de chevaux à Deauville dès 1864
Les montagnes attirent également par les excusions que l’on peut y faire et les cures climatiques comme à Cauteret.
Les 1ères pistes de luge sont tracées en 1868 à Saint Moritz en Suisse : les plaisirs d’hiver arrivent !
Chamonix 1913
Les hôtels se développent : à Deauville de 5 en 1861 on se retrouve à 28 hôtels en 1927
Les plus luxueux sont proches des lieux de bain et offrent casino, salle de danse, salon, cabinet de lecture, salle de concert etc
Dans la seconde moitié du siècle apparaissent les maisons de vacances : les rentiers, les hauts fonctionnaires, les banquiers, les négociants, les professions libérales viennent avec leurs domestiques pour la saison.
Qui sont ces gens qui viennent profiter des cures thermales ou de la mer : essentiellement des rentiers, des aristocrates et la grande bourgeoisie. Les ecclésiastiques bénéficient de prix de faveur voire de gratuité ; quant à l’uniforme il offre des privilèges dans les casinos, les concours hippiques…
Dans le dernier quart du 19ème siècle, les classes sociales moins aisées mais dont le revenu va augmenter progressivement tout au long du 19ème et du 20ème siècle cherchent à imiter les modes de vie de « la haute » mais pour économiser sur le voyage, elles n’iront pas très loin tandis que le grand bourgeois va dorénavant s’évader plus loin.
Sport et loisirs
Le sport avec notamment la bicyclette est un autre loisir en vogue dans la bourgeoisie qui a d’ailleurs accompagné la formation de la « femme nouvelle » en lui ouvrant de nouveaux espaces, une grande liberté de mouvement, et aussi un habillement plus léger, débarrassé des crinolines encombrantes, des corsets rigides et des mille lacets et cordons qui l’enveloppaient.
La bicyclette en ce sens est le symbole de l’émancipation de la femme par le sport.
La bicyclette était essentiellement vu comme un passe-temps mondain pour les hommes, mais les femmes à bicyclette étaient observées d’un regard de reproche et critiquées (il était inévitable pour monter sur le vélocipède de remonter sa jupe et de montrer sa cheville). On en vint à dire que pédaler n’était pas naturel pour les femmes, et même nocif pour leur santé ; les femmes sortaient de chez elles,
En 1896 alors que le vélo est de plus en plus populaire, une journaliste anglaise explique qu’elle était convaincue qu’une femme sur sa selle de bicyclette ne pouvait en aucun cas inspirer le désir d’être protégée et en tirait la conclusion qu’elle ne pouvait « éveiller l’intérêt de l’autre sexe ». En 1897 dans un journal de Hanovre on pouvait lire un article dont l’auteur allait jusqu’à soutenir que « les hommes préfèrent rester célibataires, plutôt que passer la vie aux côtés d’une pédaleuse ».
C’est le 12 juillet 1817, que le baron allemand Drais présenta, un engin à 2 roues reliées par une traverse en bois sur laquelle est installé un siège : la draisienne.
Mais le vélo nait vraiment en 1867 lors de l’expo universelle avec Pierre Michaux et son fils Ernest qui proposent la Michaudine ; en effet en 1861 ils eurent l'idée d'adapter des manivelles à pédales sur le moyeu de la roue avant ; 'l’exposition universelle de Paris en 1867 qui fit prospérer ses affaires puisqu’en 1869 le constructeur est submergé de commandes et employait 500 ouvriers pour une production de 200 machines par jour.
La Michaudine
De nombreux journaux en font la promotion , un magasine sportif voit le jour en 1892 : « le vélo » et un livre « la France velocipédique illustrée »
Mais en 1890 il n’y a pas plus de 50 000 bicyclettes en circulation en France
Le vélo coûte encore cher en 1890 : 600f en 1890 voire plus surtout qu’il est livré nu : il faut acheter en plus les freins, les pneus ..
En 1893 Manufrance commercialise l’Hirondelle et étend sa gamme à tous les publics : du modèle démocratique à 185f aux modèles de luxe avec pneu michelin autour de 540f et le modèle routier pour les commerciaux, vétérinaires, médecins à 310 f.
L'Hirondelle
En 1894 une taxe de 10 f est appliquée sur le vélo ; il y a alors 203 626 vélos en France
Autour de 1900 le tourisme moderne en groupe ou en famille voit le jour avec des randonnées sur plusieurs jours en vélo mais tout le monde ne peut pas se l’offrir..
Tout le monde à bicyclette - Edward Loevy (1894)
Voir aussi l'article sur les vacances scolaires
Sources
Divertissements et loisirs dans les sociétés urbaines à l’époque moderne et contemporaine Robert Beck, Anna Madoeuf
Espaces urbains du temps libre des femmes aux xixe et xxe siècles - Fiorenza Tarozzi
http://cnum.cnam.fr/expo_virtuelle/velo/draisienne.html
Vacances en France de 1830 à nos jours André Rauch
L’avènement des loisirs 1850/1960 – Alain Corbin
La révolution matérielle Jean Claude Daumas
Histoire du pain d'épices
Composé de miel, d’épices (muscade, cannelle, anis, gingembre, girofle, cardanome …), et de farine, la recette (en fait il y en a plusieurs en fonction des régions, des pays et même des familles) a fait le tour du monde et conquis le coeur des petits et des grands !
Histoire du pain d'épices
Nous savons que les Egyptiens consommaient du pain au miel. Les Grecs également puisqu’Aristophane fait mention du "melitounta" à base de farine de sésame et enduit de miel.
Pline l'Ancien parlent quant à lui de "panis mellitus", un pain frit arrosé de miel.
Mais a priori le pain d'épices tel que nous le connaissons aujourd'hui aurait une origine orientale avec le Mi-Kong, "pain de miel" en chinois, consommé au moins à partir du Xème siècle. Il était fait de farine de froment, de miel et parfois relevé de plantes aromatiques.
Ce gâteau fera partie des rations de guerre des cavaliers de Gengis Khan, qui le répandent chez les arabes. Lors des Croisades au 12 et 13ème siècles les occidentaux découvrent à leur tour ce pain de miel ainsi que les épices orientales dont l’Europe sera friande.
L’Europe va vite apprécier cette douceur : au XIIIe siècle dans la ville de Toruń en Pologne, le pain d’épice va devenir vite populaire et en hiver tous les ans, la ville organise un festival du pain d’épices nommé le Świeto Piernika qui permet aux habitants de commémorer la fabrication traditionnelle.
On trouve une mention du "Lebkuchen ("pain d'épices" en allemand), à Ulm en 1296 ; la recette se répandra dans les monastères du Saint Empire romain germanique en particulier par les moines cisterciens.
Fabrication du pain d'épices dans un monastère - 16ème siècle
On note également une première apparition de « pain d’espessez » en 1372 et celle de « pain d’épices » en 1530.
Un texte de 1453 rapporte que le pain d'épices était sur les tables des moines cisterciens de Marienthal (Alsace) à l'occasion des fêtes de Noël. Il est connu également en Flandre, en particulier à Gand, résidence des ducs de Bourgogne, ou en Suisse allemande. Montaigne le mentionnera du côté de la ville de Constance en 1580.
Le pain d’épice se vulgarise assez vite et en Alsace, les boulangers de la région fondent en 1476 la corporation des « Meisterlebzelter », maîtres en pain d'épice, qui évoluera en 1643, en corporation des « Lebküchler » (pain d'épiciers) et choisissent pour emblème un ours en bretzel.
Frédéric III, dernier empereur d’Allemagne qui ait été couronné à Rome, recevra lors d’une fête religieuse en 1487, tous les enfants de Nuremberg âgés de moins de dix ans, et leur fera distribuer des gâteaux de pain d’épice à son effigie.
En 1643 les statuts des corporations d'Alsace interdisent le cumul des ateliers de pain d'épices, métiers de boulangers et de pain d'épiciers.
A noter qu’entre le XVIe et le XIXe siècle, les pains d’épices ne sont pas standardisés sous forme de cake ; on utilisait des moules avec des motifs principalement religieux ou mythologique comme le Jugement de Pâris, David avec sa harpe, la Naissance de l’Enfant Jésus, la sainte Vierge tenant Jésus dans ses bras, mais peu à peu, on va trouver d’autres motifs : les armoiries des principales familles, des personnages en costume du temps, des fleurs, des animaux …
Motif de pain d'épices - 17ème
Le pain d’épices continue de se diffuser dans le reste de la France. Ce sera surtout Reims et Dijon qui vont en profiter. En effet Reims apparaît rapidement comme le centre de la fabrication du pain d’épices au Moyen Âge, fondant sa célébrité sur « l’excellence des miels champenois et le savoir-faire de ses maîtres boulangers ». le bailli de l’archevêque leur octroie des statuts de corporation en 1571 reconnus officiellement en 1596 par Henri IV.
Le dictionnaire de l’Académie Française de 1694 ajoute d'ailleurs à la définition du pain d’espice : « pain d’espice de Rheims ». Les Rémois étaient en outre désignés sous le sobriquet de mangeur de pain d’épice. L’industrie rémoise fut anéantie avec la guerre 14/18
La production de Dijon va concurrencer dès le 19ème siècle celle de Reims. La différence dans la recette tient notamment au fait que les Dijonnais utilisent de la farine de froment au lieu de la farine de blé. C’est lors d’un voyage dans les Flandres que Philippe III de Bourgogne (dit Philippe le Bon – 1396/1467) aurait remarqué « cette bonne galette au suc d’abeille » dont il rapporta la recette à Dijon. Mais ce n’est que tardivement que le pain d’épices va s’y implanter durablement puisque la première mention à Dijon ne remonte qu’à 1711: Bonaventure Pellerin, vendeur de pain d'épices et cabaretier y est inscrit au registre des tailles.
Marchand de pain d'épices - Carle Vernet (1758-1836)
Mais c’est Barnabé Boittier dont la famille est originaire de Langres qui lance la fabrication du pain d’épices à Dijon et prospère au moment de la Révolution et de l’Empire : en 1804 il fait publier cette annonce dans Le journal de la Côte d'Or : « M. Boittier, fabricant de pains d'épice de toute espèce, façons de Reims et Montbeillard, fait pains d'épice de santé, et toutes sortes de croquets en pâte d'amande et à la fleur d'orange. Il a un assortiment en grand de tous ces objets pour le jour de l'an »
En 1911, douze fabriques à Dijon emploient 170 personnes et produisent 3 tonnes par jour. En 1940, quatorze usines occupent 300 ouvriers et produisent 25 tonnes par jour. La maison Philbée créée en 1895 se développe pendant la guerre de 14-18 en fournissant le dessert de base des soldats : elle comptera jusqu'à 100 employés alors que les autres fabriques restent modestes avec une vingtaine d’ouvriers.
Gertwiller est aujourd'hui la capitale du pain d'épices, succédant à Reims et Dijon. Situé au cœur du vignoble alsacien, le village s'est spécialisé dans la confection de pain d'épices dès le 18e siècle.
Foire aux pain d’épices de Paris
Le pain d’épice est tellement apprécié par les Français qu’une foire portera son nom ; il s’agit de la foire aux pain d’épices de Paris qui se déroulait tout autour de la place de la Nation . Elle est tout simplement l'ancêtre de notre actuelle Foire du Trône (qui se tient depuis quelques années sur la pelouse de Reuilly). Pourquoi foire du Trône ? Tout simplement en raison de l'ancien nom donné à la place de la Nation. En effet c'est à cet endroit que le 26 juillet 1660 on avait installé un trône pour l'entrée solennelle dans Paris de Louis XIV et de Marie-Thérèse d'Autriche qui revenait de leur mariage à Saint-Jean-de-Luz. Lors de la Révolution, elle fut rebaptisée place du Trône-Renversé après le 10 août 1792 .
Donc en 1805 une petite fête foraine sans prétention se met en place sur la place de Reuilly et la place de Montreuil en direction de la barrière du Trône. En 1841 les forains furent autorisés à occuper le rond-point ( future place de la Nation ) qui devint le centre de la Foire aux pain d'épice. Cette foire eut du succès puisque le nombre des forains estimé à 1214 en 1872 atteignit 2424 en 1880.
Foire au pain d'épices - Collection du Musée Carnavalet
La Foire aux pain d'épice commençait le jour de Pâques et durait une semaine, puis 15 jours à partir de 1861 avec une prolongation éventuelle de huit jours. Puis la Foire connut une période de déclin et le nombre de forains diminua de façon très sensible dès 1885 .
La place du Trône , avec sa triple rangée de baraques en tout genre accueillait la plupart des manèges de chevaux de bois à un ou deux étages ( à l'origine réservés aux adultes ), les balançoires , les escarpolettes et bien sûr les marchands de faïence , de sucre d'orge ou de pain d'épice .
Le pain d’épices et ses multiples vertus
Nicolas Abraham, médecin de Henri IV puis de Louis XIII écrivit dans Le gouvernement nécessaire à chacun :
"On fait à Rheims de bon pain d'espice avec farine de seigle, miel et un petit de poyvre ou de cannelle... Aucuns ont opinion que les femmes lyonnoises, auvernoises, champenoises et spécialement les dames de Rheims pour user ordinairement de ce pain, sont rendues belles et ont un beau teint et le corps robuste et succulent." (1608).
L’encyclopédie de Diderot signale qu’on utilise le pain d’épice en cataplasme en chirurgie : "Le miel est souvent préférable au sucre (...) d'autant que c'est comme l'essence de la partie la plus pure et la plus éthérée d'une infinité de fleurs, qui possède de grandes vertus ; il est balsamique, plus pectoral et plus anodin que le sucre. Grand remède, pénétrant et détersif, et bon par conséquent dans toutes les obstructions, dans les humeurs épaisses et visqueuses, énergique dans les embarras de poitrine, alors il provoque merveilleusement l'expectoration. La chirurgie s'en sert pour nettoyer les ulcères sordides."
Il écrit aussi : "Le pain d'épices peut servir utilement en chirurgie ; il tient lieu de cataplasme maturatif dans le formation des abcès qui surviennent dans la bouche, à la racine des dents et aux gencives entre les mâchoires et les joues. On coupe une tranche de pain d'épices, de l'épaisseur d'un écu de six livres et de la grandeur convenable : on la trempe dans du lait chaud et on l'applique sur les tumeurs inflammatoires disposées à suppuration. Ce topique n'a aucun désagrément ; il tient sans aucun moyen sur le lieu malade et il remplit parfaitement les intentions de l'art en favorisant celles de la nature."
En 1814 un marchand parisien du nom de Picholet avait un en-tête de facture qui disait ceci :
"Picholet, marchand de pains d'épices, vend le véritable pain d'épices de Reims de toutes les sortes ; il vend aussi le pain d'épices pour faire sortir les vers, le tout par en bas, pour les enfants et les grandes personnes, en en mangeant le matin à jeun buvant aussitôt un verre de vin blanc, et restant une heure après sans manger... ; d'autre très propre à purger, qu'il faut prendre aussi le matin à jeun et boire pendant son effet du bouillon aux herbes, du thé ou du bouillon coupé ; et c'est un secret dont toutes les personnes qui s'en sont servi se sont bien trouvées... le tout à juste prix."
L’offrande à Saint Nicolas
Saint-Nicolas est célébré le 6 décembre, surtout dans le nord et l'est de la France mais également dans quelques pays d’Europe comme l'Allemagne. Il distribue aux enfants sages des cadeaux à l’instar du Père Noël La veille de son passage, les enfants doivent préparer de quoi le restaurer lui, mais également son âne. Foin, paille, carottes… et le lendemain, lors de leur réveil, ils trouvent à la place de leurs offrandes des confiseries apportées par Saint-Nicolas, son âne et le père Fouettard. Traditionnellement ces friandises sont souvent associées aux pains d'épices, aux nougats et aux oranges. Et la journée du 7 décembre, on célèbre la Saint-Ambroise, le saint patron des apiculteurs qui récoltent le miel ; ingrédient indispensable à la préparation du pain d'épices ou du nougat .
C’est donc en grande partie pour cette raison que le pain d’épices est devenu la gourmandise des fêtes de fin d’année.
Saint Nicolas en pain d'épices
Recettes
Recette médiévale de pain d’épices : ICI
Insolite et revisitée : Recette du "ch'tiramisu" (ICI)
Pour 4 personnes :
8 tranches de pain d’épices sec,
200 g de mascarpone,
20 cl de café,
100 g de crème chantilly sucrée,
4 cl de genièvre,
4 cl de chicorée liquide,
cacao en poudre.
Mettre la moitié du genièvre avec le café et la chicorée liquide. Y imbiber les tranches de pain d’épices. Détendre la mascarpone avec la chantilly et le reste de genièvre, pour obtenir une crème moelleuse.
Dans une verrine, ou un verre, alterner en couches successives le pain d’épices et la crème. Terminer par la crème que vous lisser. Au moment de servir saupoudrer généreusement de cacao.
Idéal à décliner en verrines.
Il faut éviter d’amener trop de sucre, tout en préservant un bon équilibre entre chicorée, pain d’épices et genièvre…
Bien entendu, le genièvre est facultatif...
Sources
Tour de France des pain d'épices
Musée du pain d'épices à Gertwiller
article de la France Pittoresque sur le pain d'épices
la foire au pain d'épices par Etienne Gervais 1877
foire du pain d'épices en vidéo
Histoire rapide du sucre en Europe et en France
Histoire rapide du sucre en Europe et en France
Le sucre, épice rare et coûteuse
La saveur sucrée connue essentiellement grâce au miel mais aussi au moût de raisin concentré, aux vins cuits, aux raisins secs, figues sèches, dattes, pruneaux etc est finalement peu répandue dans l’antiquité.
Mais des expériences diverses permirent aux hommes, très tôt, de découvrir d’autres sources de sucre, notamment par la canne à sucre.
Le sucre de canne fut diffusé par les Arabes dans le monde méditerranéen au cours du Moyen Âge au fur et à mesure de leurs conquêtes en particulier en Sicile et en Espagne, en Crête, à Malte et à Chypre dès le 9ème siècle.
Grâce aux croisades, les chrétiens découvrir le sucre et surent l’apprécier ; à tel point qu’ils le ramenèrent en occident mais il s’agissait d’une denrée rare et coûteuse, réservée aux apothicaires qui le prescrivaient aux malades et surtout aux convalescents affaiblis auxquels il était censé redonner de la vigueur
Le sucre étant considéré comme une épice, on l’utilisait sur les mets avec parcimonie
A noter que le sens du mot épices est beaucoup plus large au Moyen Age que de nos jours : cela correspondait à toutes sortes de produits médicaux, pharmaceutiques, voire même tous les produits indispensables à la transformation des textiles et des métaux : aromates, parfums, drogues, bois de brazil, mastic de Chios …
Pot à sucre - 18ème siècle
Pour les médecins médiévaux, le sucre est un aliment « chaud » et « humide », qui facilite la digestion des aliments ce qui, à l’époque, est perçu comme la condition impérative d’une bonne santé.
Boutique d'apothicaire
On distinguait différents sucres : le sucre de Malique (Malaga), le sucre de damas (le plus réputé, raffiné deux fois), le sucre de Venise, le sucre de Babylone (considéré comme supérieur au sucre de Damas), le sucre de pot, le miel de sucre ou casson (de couleur brune), le sucre candi.
La canne à sucre et le Nouveau Monde : la base de tout une économie
Suite aux croisades, Venise et Gênes devinrent les plaques tournantes du commerce du sucre, important le sucre d’Orient et le redistribuant en Allemagne, en France, en Angleterre, etc. Au 13ème siècle, le port de Venise est un grand centre de traitement du sucre, celui-ci étant refondu et raffiné sur place afin d’en faciliter la conservation et en améliorer la qualité. Ceci étant, les Vénitiens vendaient aussi des sucres bruns et de la mélasse.
La demande de sucre ne cessant de croître malgré son prix prohibitif, les Portugais, qui avaient découvert Madère en 1419, y apportèrent des plants et des techniciens de Sicile : l’île devint en quelques décennies le principal fournisseur de l’Europe occidentale.
Au cours du XVIe siècle, le sucre prit une place de plus en plus grande parmi les produits exotiques vendus chez les « épiciers ». En 1572, le cartographe anversois Abraham Ortélius écrit : « Au lieu qu’auparavant le sucre n’était recouvrable qu’aux boutiques des apothicaires qui le gardaient pour les malades seulement, aujourd’hui on le dévore par gloutonnerie ».
La découverte du Nouveau Monde va faire évoluer de façon spectaculaire le commerce du sucre et malheureusement devenir la base du commerce négrier à venir : dès son deuxième voyage, Christophe Colomb planta des cannes à Hispaniola (Saint-Domingue) et les Portugais, qui avaient découvert le Brésil en 1500, y multiplièrent les plantations à partir de 1530 : la quasi-totalité de la production brésilienne était expédiée en Europe. Or cette dernière passa de 2 470 tonnes vers 1560 à 16 300 en 1600 et 20 400 en 1630. Le sucre était envoyé vers Lisbonne et surtout vers Anvers, qui devint, aux dépens de Venise, le grand centre de raffinage et de redistribution du sucre dans l’Europe du Nord.
Au XVIème siècle le goût pour le sucré ne se dément pas : les bonbons, les guimauves, les réglisses se développent dans les milieux aisés : la noblesse et les riches bourgeois adoptent l’usage de drageoirs magnifiques. Le sucrier, posé sur la table, est fermé à clef, et c’est le maître de maison qui le distribue, au dessert, par miettes à ses convives.
Drageoir 19ème siècle
Les aristocrates du début de la Renaissance apprécient tellement la saveur sucrée qu’ils demandent toujours à leurs cuisiniers d’en « saupoudrer sur la viande [et sur] le poisson », ainsi que le note Jean Bruyerin-Champier, le médecin de François Ier. C’est ainsi que l’on retrouve du sucre « à grand foison » dans les recettes de chapon, d’esturgeon, de soupe à l’ail par exemple.
Ce ne sera qu’à partir du XVII° siècle que, progressivement, l’emploi de sucre dans les légumes, les poissons et les viandes commencera à décliner.
Dès la Renaissance un nouveau type d’ouvrages culinaires apparaît : les livres « de confiture » (le terme de confiture désigne alors les aliments bouillis et conservés dans le miel ou le sucre). Un des plus célèbres a pour titre : « Excellent et moult utile opuscule à touts necessaire », publié en 1555 par un médecin, astrologue et alchimiste, Michel de Nostre-Dame, plus connu sous le nom de Nostradamus.
Livre de confiture de Michel de Nostre Dame
L’engouement pour le sucre est toutefois combattu par Paracelse (1493-1541), médecin bâlois qui remet en cause la théorie des « humeurs » héritée d’Hippocrate et de Galien, et qui affirme que le sucre est très néfaste à la santé. Quelques décennies plus tard, Duchesne, médecin du roi Henri IV, écrit que « le sucre, sous sa blancheur cache une grande noirceur. »
Mais surtout la consommation de sucre est perçue comme l’expression de la recherche du plaisir, ce qui n’est guère compatible avec les mœurs du temps … Plus le sucre devient accessible, plus se trouve posée la question de la légitimité morale de consommer un aliment, source d’un si grand plaisir.
Le grand essor de la consommation du sucre toutefois est lié à l’engouement des Européens pour trois boissons nouvelles : le chocolat, le café, et le thé, boissons stimulantes qui vont prendre une place importante à côté des boissons alcoolisées traditionnelles dès la seconde moitié du XVIIe siècle.
La servante au chocolat - Jean Etienne Liotard - 18ème siècle
Bu tel quel, le cacao comme le café ou le thé est amer et peu attractif mais du jour où le Polonais Kulczuski eut l’idée vers 1680 d’y rajouter du lait et du sucre, le tout accompagné d’une pâtisserie briochée en forme de croissant en hommage à la victoire contre les Turcs, ces breuvages furent immédiatement adoptés et se diffusèrent dans toute l’Europe par l’intermédiaire des établissements appelés « café ».
Jeu de dame au café Lamblin - L.L. Boilly - 1808
A Paris le nombre de café passa de 300 en 1716 à 1800 en 1788, 4000 en 1807.
A l’intérieur d’un café du début du 19ème siècle on peut voir une pyramide de morceaux de sucre, ceux-ci étant fabriqués sur place ; en effet ce qui est commercialisé ce sont en fait des pains de sucre en forme de cône.
Pain de sucre et son moule
Et l’idée est donc de tailler dans ces pains 35 à 45 morceaux de sucre ; les déchets, éclats et poussières de sucre serviront pour les limonades notamment.
La betterave, nouvelle source de sucre
Le blocus continental décrété par Napoléon au début du 19ème siècle entraîne une pénurie de sucre et cela ne plait pas aux Français. Il faut donc trouver d’autres sources de sucre. A noter que cette idée d’exploiter une autre source de sucre que la canne germe déjà dans l’esprit d’Olivier de Serres, grand agronome du XVI° siècle. Dans ses écrits, il évoque « une espèce de pastenade, la bette-rave, laquelle nous est venue d’Italie il n’y a pas longtemps. C’est une racine fort rouge, assés grosse, dont les fueilles sont des Bettes et tout cela est bon à manger, appareillé en cuisine ; voire la racine est mangée entre les viandes délicates dont le jus qu’elle rend en cuisant, semblable au syrop de sucre, est très beau à voir pour sa vermeille couleur. » Mais cette observation ne suscite à l’époque aucun intérêt.
Mais le blocus fait accélérer les choses et après de nombreuses recherches et expériences, on découvre que la betterave peut effectivement concurrencer la canne à sucre et la mettre de ce fait à la portée de bourses plus désargentée… ; et c’est ainsi que la culture de la betterave sucrière va prendre son essor au 19ème siècle et dominer la production sucrière jusqu’en 1880.
En 1828, la France compte 585 sucreries implantées dans 44 départements. En 1900, le sucre de betterave représente 53 % de la production mondiale. La guerre de 14-18, en transformant les grandes plaines betteravières en champs de bataille, stoppe toute la production en France et en Belgique et la fait redescendre à 26%.
Au cours du XIXe siècle, les sucreries se multiplièrent : il en existait, vers 1880, 150 dans le seul département du Nord et une centaine dans le Pas-de-Calais.
Sucrerie d'Escaudoeuvre (59)
A Thumeries dans le Nord par exemple, la fabrique de sucre née en 1821 a fait vivre plusieurs générations de Thumerisiens (et les villages alentours). « Il y faisait 30 à 35º, et on travaillait 12 heures par jour, sept jours sur sept ». Les jeunes filles entraient à la « casserie » ou emballaient les pains de sucre. Les garçons commençaient à la base, avec plus de perspectives d’évolution.
Usine de Thumeries
En 1898 le curé de Faumont, l’abbé Dal, écrit sur sa traversée de Thumeries : « nous avons sur notre gauche la fabrique de sucre de la famille Béghin l’une des plus anciennes de France. Fondée par messieurs Coget frères, cette usine a reçu sous l’impulsion du neveu, leur successeur, une nouvelle impulsion et de nouveaux développements. On y trouve réunis tous les derniers perfectionnements de l’industrie sucrière. 420 000 kilos de betteraves sont engloutis chaque jour dans ce minotaure qui les rend en sucre raffinés de la meilleure qualité ».
En 1904 des maisons ouvrières seront construites près du site par la famille Béghin
En 1900 l’usine traite 850 tonnes de betteraves par jour, 1000 tonnes en 1910 et 1500 en 1914.
Ferdinand Béghin, 2ème du nom, écrit dans ses carnets : « La raffinerie est un métier complexe qui exige un matériel important, beaucoup de main d’œuvre et beaucoup d’énergie. La technique est la suivante : le sucre brut est affiné dans des turbines. Il est ensuite refondu et mélangé avec du lait de chaux pour fixer don alcalinité et du kieselguhr (terre de diatomées), il est ensuite passé sur des filtres presses. Le deuxième stade est la filtration sur du noir animal, les filtres retiennent les matières organiques et une partie des matières minérales. Le sirop sortant de ces filtres à plus de 99% de pureté est turbiné. Ce sucre de premier jet est envoyé à la casserie pour le conditionnement. Trois cycles semblables sont exécutés pour arriver à de la mélasse. »
Machine à casser le sucre - 19ème siècle
Travail dans les sucreries
L’activité sucrière est saisonnière : la saison dure moins de 3 mois après la récolte des betteraves, en fait le dernier trimestre de l’année ; cette activité a l’énorme avantage d’offrir du travail à la morte saison.
Le travail dans les raffineries est dur car la chaleur est prégnante, les risques d’incendie existent et les odeurs sont délétères
Raffinerie Say - l'un des ateliers de la raffinerie où le sucre est versé dans des moules - 1905
Raffinerie Delerue - Raismes (59) - Casserie de sucre
En effet, tous les jours les employés allument et entretiennent les fourneaux de la halle aux chaudières, pour pouvoir clarifier le sucre. L’étuve dédiée au séchage des pains de sucre est également chauffée, grâce à un coffre d’étuve où le feu est entretenu à une température constante d’une cinquantaine de degrés, pendant plusieurs jours entre chaque fournée. Dans les temps frais, les greniers, où sont entreposées les formes à sucre le temps de la cristallisation du sucre, sont chauffés à l’aide de poêles pour accélérer l’écoulement de la partie liquide du sucre à l’extérieur des céramiques, dans les pots à mélasse.
Les vapeurs délétères résultent quant à elles de la cuisson d’un mélange de sucre brut, d’eau de chaux, de sang de bœuf et de blancs d’œufs. Les émanations nauséabondes provenant de la cuitte du sang sont d’ailleurs abondamment décriées depuis les années 1700-1710, lorsque les blancs d’œufs, utilisés en très grande quantité lors de la clarification du sucre, sont remplacés par le sang de bœuf dans presque toutes les villes abritant des raffineries de sucre.
Les odeurs provenant de la préparation de l’argile destinée au terrage des pains de sucre sont également jugées malsaines. Eau et argile, dans les mêmes proportions, sont mêlées dans une cuve jusqu’à l’obtention d’un mélange homogène, laissé au repos jusqu’à ce que la terre se dépose au fond du bac et que l’eau ne soit plus trouble ; celle-ci est alors évacuée et remplacée par une eau propre, à nouveau mélangée à l’argile et ce procédé est répété pendant une huitaine de jours, jusqu’à ce que l’eau ne prenne plus ni la couleur ni le goût de la terre. La stagnation et la fermentation de l’eau dans le récipient « dégage[nt] une odeur infecte et une vapeur mordicante qui a la force de dissoudre le plomb des vitres »
En 1810, les propriétés du charbon animal sont jugées supérieures, pour la cristallisation du sucre et la décoloration des cristaux. Le noir animal semble largement diffusé dans les raffineries de sucre en 1813 et les riverains dénoncent d’ailleurs le méphitisme et l’insalubrité des exhalaisons qui se dégagent des manufactures lorsque le sucre est clarifié à l’aide de cette substance
Le noir animal sera peu abandonné dans la première moitié du 20ème siècle
Raffinerie Say (13ème arrondissement de Paris) - témoignages des conditions de travail
Créé à Ivry en 1832, la raffinerie Say va fabriquer du sucre à partir de la canne à sucre puis une fois le process mis au point à partir de la betterave.
Un ouvrier en 1891 dit en parlant de son travail à la raffinerie : « Au bagne de la raffinerie Say" …
« On travaille par "64° de chaleur", et les hommes des chambres chaudes devaient fréquemment interrompre leur travail au risque d'être "flambés" au bout de 3 à 4 ans ».
En 1908, l'inspection du travail comptait 2 084 personnes employées dans l'établissement dont 1 131 jeunes filles et femmes, soit 54,3 % du personnel.
Jeanne est entrée à la raffinerie à 16 ans en 1904 et travaillait sur les cassoirs de la raffinerie : « C'était une grande machine qui marchait tout le temps. Nous avions une lingoteuse et une scieuse. La scieuse sortait les plaquettes du chariot des fois toutes très chaudes, pour les mettre dans une scie, et la lingoteuse reprenait ça dans ses mains. Le couteau marchait sans arrêt, sans arrêt pour couper le sucre en morceaux. Pour la lingoteuse c'était très dur parce qu'il fallait qu'elle remplisse des carrés pour que les rangeuses les mettent dans les cartons. Six carrés qu'elle mettait en deux secondes, vous vous rendez compte ! [...] Ces carrés-là, ils marchaient, ils tournaient en-dessous et retournaient au dessus. On était huit rangeuses, quatre rangeuses d'un côté, quatre rangeuses de l'autre. On prenait tous ces carrés qui venaient tout le temps : celle qui était à côté du couteau, elle laissait passer trois carrés, puis elle ramassait le quatrième, puis toujours comme ça… C'est-à-dire que nous avions un banc, et dans ce banc-là, il y avait un moule. Fallait qu'on ouvre un carton pour le mettre dans le moule et ranger dedans le sucre qu'on sortait des cartons […] On faisait des piles de carton à côté de nous et il fallait aller les porter à la peseuse, qui était derrière. Il n'y avait que deux peseuses, une de chaque côté : si on faisait 10 000 kilos par jour, à elle toute seule chaque peseuse pesait 5. 000 kg »
« Ça usait les doigts ! Le soir on avait les doigts en sang. On mettait des doigtiers. Comme c'était très cher et qu'il fallait qu'on paye ces doigtiers, ça nous arrangeait pas ».
« Quand j'ai débuté en ce temps-là, c'était de 6 h du matin à 6 h du soir. On partait déjeuner de 11 h à midi. Après, nous avons eu une demi-heure de plus, de 11 h. à midi et demi, mais bien longtemps après. »
Suzanne entrée chez Say en 1942, se souvient : "On travaillait le dos tourné à la machine, dans une chaleur vraiment pénible ; il fallait attraper une plaque de sucre qui descendait d’un entonnoir et l’enfourner pour qu’elle sèche. Mes doigts finissaient par saigner et je pleurais chaque soir. (…) On tenait grâce au café et au sucre – sur place, parce qu’on était fouillées à la sortie."
Le sucre issu de la betterave sort naturellement blanc de la sucrerie; pas besoin de le raffiner
la canne à sucre sort lui naturellement roux.
Sources
Histoire de l’alimentation de Jean Louis Flandrin
Une brève histoire du sucre et du sucré de Eric Birlouez
Histoire du sucre de Jean Meyer
Le raffinage du sucre et ses conséquences environnementales : les cas de La Rochelle et d’Orléans, 17è/19ème siècle de Gaëlle Caillet
L’art délicat du raffinage du sucre : la discrète évolution des techniques (France, 17è/18ème siècle) de Maud Villeret
Camille et jeanne, ouvrières à la raffinerie Say - IDHES-Nanterre
Raffinerie Say : témoignages, photos, histoire : https://sucrerie-francieres.fr/inventaire-say-paris/
Histoire de Thumeries : https://fr.calameo.com/read/0057949844bc23c26a86e
Céramique de raffinage : https://craham.hypotheses.org/1166
Histoire de l'alimentation de 1850 à la 1ère guerre mondiale
L’alimentation paysanne et citadine de 1850 à la 1ère guerre mondiale
Intérieur charolais - Firmin Girard 1838-1921
Jusqu’au milieu du 19ème siècle, le régime alimentaire des gens du peuple (des campagnes comme des villes) est presque strictement végétarien (œufs et laitages inclus) sauf le dimanche où l'ordinaire de légumes secs (haricots, pois, fèves), de soupes (herbes et raves, farine et oignons), de laitages (lait, fromages de fabrication familiale), est amélioré par une tranche de porc salé cuit avec les légumes de la soupe (choux, pommes de terre, carottes).
Pour toute boisson, contrairement à ce que l’on pense, c’est de l'eau majoritairement qui est bue.
L’usage de boisson alcoolisée reste localisé aux régions viticoles ou productrice de cidre par exemple mais souvent le vin ou le cidre sera de mauvaise qualité et coupé d’eau.
Quand on lit le livre de Jean Marie Déguignet on voit que pendant son enfance miséreuse son quotidien est constitué de pain noir et de pommes de terre.
De quoi est constitué plus précisément le repas ?
Le pain, bis ou noir, occupe une place très importante dans les repas. Celui de froment est réservé aux gens aisés, c’est une gourmandise. Le pain est consommé rassis, par économie. A noter que pour faire durer le pain, le taux de sel est très élevé.
Pour le pain ordinaire, celui réservé aux paysans et ouvriers, les mélanges varient selon les régions. En Savoie, il est fabriqué à base de seigle mêlé à l'orge et aux pommes de terre. En Bretagne, l'orge y est associée au seigle et au froment, sauf dans les terres pauvres où il est de seigle uniquement. Dans le Sud Ouest, il est mêlé de maïs.
La cuisson du pain se fait dans le four familial tous les huit ou quinze jours voire dans certaines régions dans le four communal.
Les bouillies sont un autre composant des repas. Elles occupent encore une place très importante dans le système alimentaire au 19ème siècle, comme en témoigne le nombre élevé des termes les désignant en fonction de la graine utilisée et du liquide de cuisson. Elles souvent faites avec de la farine de maïs.
A noter que le maïs s'imposa dans les Pyrénées dans le courant du 18ème siècle (à Tarbes en 1700) et devint, de l'Aquitaine au Languedoc, la céréale la plus consommée jusqu'à la fin du XIXe siècle, appelée tour à tour « gros mil », milhàc, « blé d'Inde », turguet ou « blé de Turquie », et encore « blé d'Espagne».
Faite avec du lait, la bouillie devient broyés en Béarn, millas en Ariège, pastet dans les Hautes Pyrénées, gaudes en Jura et Basse-Bourgogne. A l'eau, elle devient polenta en Savoie, farinettes en Auvergne.
Les restes de bouillies, cuits et refroidis seront découpés en morceaux, frits avec un peu de saindoux pour le prochain repas.
La soupe trempée de pain, est consommée au moins une fois par jour, à midi, et constitue un autre élément essentiel des repas . Les légumes verts utilisés restent peu nombreux : choux, oignons, oseille essentiellement et parfois, des haricots, des raves, des pommes de terre, quelquefois des carottes. Le dimanche et, vers la fin du 19ème siècle, deux à trois fois par semaine, on ajoutera au menu une tranche de porc salé.
La pomme de terre est un aliment très utilisé dans les repas surtout dans l’alimentation ouvrière : A Lille, en 1860, les besoins d’une famille de 6 personnes s’élèvent à 5 kg par jour. Les médecins déplorent le déséquilibre alimentaire provoqué par cette surconsommation mais c’est affaire de budget : 1 kg de pomme de terre coûte 1 à 3 sous, 1 kg de viande de bœuf de 27 à 37 sous. On mange la pomme de terre sous différentes formes : en purée, en soupe, en ragoût - le rata-, ou simplement avec la pelure assaisonnée de sel. Les fritures sont peu pratiquées à cette époque car la graisse coûte cher et on craint l’embrasement des bassines à frire.
A noter qu’en 1925 le français consomme 178 kg/an/habitant de pommes de terre contre 64kg en 1996.
Les fruits restent rares à l'exception des pommes et des poires du verger.
A noter que la consommation de fruits achetés par an et par habitant passe de 13kg en 1850 à 40kg en 1900/1913. il est bien évident toutefois que le monde paysan et ouvrier ne peut pas acheter de fruits. ce sera le privilège de la bourgeoisie pendant encore plusieurs décennies.
Les produits laitiers : Peu de beurre (on sait encore mal le conserver) ; parmi les produits laitiers on a surtout le lait battu ou babeurre utilisé de multiples façons : la recette du lait battu à la tourquennoise par exemple consiste à faire cuire des morceaux de pommes et de pommes de terre dans du lait ayant reposé toute une nuit. Une fois cuite, la préparation est assaisonnée de cassonade et consommée avec des tartines.
La viande, quand on en mange, c'est du porc, découpé en quartiers et mis au saloir, presque jamais fumé. Une partie du gras est fondu pour servir à la cuisine. Il n’y a pas de charcuterie type saucissons ou pâtés.
Les volailles sont rares, vendues à la ville, tuées à l'occasion de certaines fêtes et pour les durs travaux de la moisson ou du battage. Le lapin est encore peu répandu.
Repas des poules - fin 19ème siècle - Julien Dupré
On mange de la viande de boucherie deux fois par an : à Mardi gras et à l'occasion de la fête locale. Le poisson est très peu connu : le vendredi, on fait maigre en suivant un régime strictement végétarien additionné de lait.
Les produits d'épicerie comme le chocolat, le café, le sucre, les pâtes restent très rares et consommés seulement à l'occasion des rites de passage, de très grandes fêtes calendaires et de la fête communale
Au final, l’alimentation au 19ème siècle est assez uniforme, très carencée en vitamines et autres nutriments.
Indépendamment des nombreuses maladies liées à une mal nutrition, les hommes du 19ème siècle souffrait aussi de pellagre du fait d'une alimentation basée quasi exclusivement sur un aliment.
"Le fermier remarque une tache ronde et prurigineuse, d’un rouge foncé, qui apparaît sur le dos de sa main, pâlit graduellement et disparaît en laissant la peau brillante. L’ année d’après, à la belle saison, la tache est plus ample et sa pigmentation plus prononcée. Ensuite, ces marques se répandent sur les jambes et les pieds, la peau des mains s’écaille et les fissures deviennent des crevasses. Le mal s’étend à la bouche : les gencives saignent, les dents noircissent, cassent et tombent. L’ agriculteur est proie de la faiblesse, de la nausée, de la perte de l’appétit. Le pouls est lent, les vertiges et les délires surviennent, la mort suit. C’est le « mal de la misère ».
Diversification progressive de l’alimentation au fur et à mesure que l’on s’avance vers le 20ème siècle
Des modifications sont apportées progressivement au régime alimentaire des français : de façon inégale selon les régions et les milieux toutefois.
Peu à peu le porc, jusque-là consommé une fois par semaine, devient quotidien. On commence à mettre le pot-au-feu le dimanche. En Bretagne, terre toujours pauvre, le menu dominical se compose de lard et de choux.
Le pain se mange plus blanc dans les régions à froment.
Le café et le sucre font des apparitions ponctuelles, plus fréquentes dans le Nord et le Centre. A la fin du XIXe siècle la cafetière sera posée en permanence sur la cuisinière des maisons paysannes. Le café, centre névralgique de tout village qui se respecte va d’ailleurs se répandre très vite dans toute la France.
Dans le Nord en ville ou à la campagne, le café accompagne les tartines du matin et du déjeuner ainsi que le repas du soir. En 1840, le docteur Villermé relate : « tous les ouvriers prennent à Lille chaque matin en se levant une et souvent deux tasses de café au lait presque sans sucre ». Le café est la boisson incontournable pour les ouvriers. Appréciée parce qu’elle trompe la faim, elle permet aussi de surmonter la fatigue et de se réchauffer.
«Le café mêlé au lait est devenu un aliment indispensable, même pour les personnes les moins aisées. Quel est l'homme mâtineux qui n'a pas vu dans les rues de Paris des marchands de café ambulants ou stationnaires, et les classes laborieuses prenant debout le moka économique que leur distribuent ces cafetiers en plein vent? Courez-vous à la capitale, votre odorat savoure çà et là l'odeur suave qu'exhale le brûloir à café du limonadier ou de l'épicier. Rentrez-vous au logis, vous êtes encore embaumés du parfum qu'il répand lorsqu'il sort en poudre du moulin où il vient d'être broyé; soit au lait, à la crème ou à l'eau, le café est devenu aujourd'hui de première nécessité pour toutes les classes de la société." Ecrit Devily dans son ouvrage : « Histoire pittoresque du café » en 1836.
Paris
Fin 19ème, le pain est de froment plus ou moins blanc, même en Bretagne. Les bouillies disparaissent en tant que plat principal mais subsistent en dessert, élément tout nouveau du menu dominical.
Le bénédicité - début 20ème siècle - Alfred Desplanques
Pour le petit déjeuner, les femmes et les enfants adoptent le café au lait (ou un équivalent) et les tartines ; les hommes restent fidèles à la soupe. Soupe trempée que l'on retrouve toujours au début des principaux repas, faite des légumes que l’on a vus plus haut (il n’y a pas de réelles nouveautés dans sa composition) et d'un morceau de porc.
De nouvelles espèces de légumes verts sont cuisinés : salsifis, artichaut en Loire-Atlantique et en Allier, cornichon. En revanche, les légumes farineux comme le pois blanc ou les fèves disparaissent.
Les châtaignes sont délaissées car considérées comme un aliment de gens pauvres.
Les œufs servent à la confection de pâtisseries simples : flans, galettes garnies de migaine dans le Nord et l’Est.
Les paysans se sont habitués au vin ; ils ont même planté des vignes pour leur consommation familiale. Ils fabriquent également de la piquette avec le moût et de la frênette. En Bretagne, la consommation de cidre s'est généralisée.
Les huiles de fabrication locale (navette, faîne, noix, noisette, œillette) qui entraient dans la préparation des salades cèdent la place à l'huile d'olive ou à l'huile d'arachide selon les régions car leur culture est peu rémunératrice et prend beaucoup de temps. A noter que faire la cuisine au beurre est un signe d’ascension sociale !
Le dimanche, on reçoit la famille avec un poulet (réservé jusqu'en 1900 pour le Mardi gras en Picardie) ou encore un lapin en civet ou en gibelotte et un dessert.
Planche pédagogique - Repas en famille - 1904
Après la 1ère guerre mondiale, rares sont les régions où les fermiers font encore leur pain. Mais surtout celui-ci n'est plus l'essentiel du régime ; il perd de sa valeur symbolique et alimentaire.
La soupe demeure essentielle et surtout le porc reste « la viande » de base, même si la charcuterie est bien plus élaborée que jadis.
Le veau, peu consommé non à cause de son goût mais parce qu'il coûte cher, était par excellence la viande des citadins aisés jusqu'au début du XIXe siècle ; il l'emporte désormais sur les bas morceaux du bœuf.
Grâce aux colis de marée envoyés directement des ports de mer et surtout aux tournées des commerçants, le poisson frais entre dans les habitudes : les espèces consommées deviennent plus nombreuses ; en conserve, elles font l'ordinaire des petits repas.
La gamme des légumes s'étend : épinards, choux-fleurs, céleris, artichauts, aubergines, melons ; haricots verts et tomates.
Ecossage de haricots de Louis Adolphe Humbert de Molard (1800-1874)
La crème se substitue au bouillon de lard salé, les gaufres se font au lait, etc. On mange plus gras et plus sucré. Les nouvelles recettes sont d'origine citadine : les sauces varient, les tourtes deviennent tartes, les brioches « se font avec du beurre et des œufs comme en ville ».
La crémière - Suzanne Hurel 1876-1956)
Les plats très anciens perdent quelquefois leur position centrale, voire unique, pour survivre comme dessert comme le matefaim ou matafan (sorte de galette de pommes de terre) dans le Dauphiné, la Savoie.
Cette évolution indique que le niveau de vie s'élève et que les habitudes changent : le paysan se permet enfin des aliments considérés jusque-là comme luxueux.
L’alcool au 19ème siècle
Dans le même temps, de nouvelles boissons apparaissent : bière dans le Midi, limonade et vin en Bretagne. La frênette et la piquette persistent dans le Nord, l'Est et le Jura.
Le paysan comme le citadin vont prendre goût aux alcools plus fort (la bouteille de goutte ou d’eau de vie va se retrouver bientôt sur toutes les tables) ; la distillation artisanale et industrielle prend de l’ampleur.
A la fin de l’année 1918, Le Midi syndicaliste présente, dans son évaluation des dépenses alimentaires quotidiennes du foyer ouvrier, la quantité de vin bue par les ouvriers quotidiennement qui correspond à environ à 1 litre de vin en moyenne par ouvrier mais Des chiffres plus élevés sont cependant avancés pour certains corps de métier, de l’ordre de quatre litres par jour pour les mineurs, trois litres pour de nombreux travailleurs (terrassiers, coltineurs, débardeurs), deux litres chez les marins-pêcheurs ou les ouvriers agricoles.
De nouvelles habitudes en rapport avec l’alcool vont également être adoptées pour le plus grand malheur des enfants notamment : on va ajouter plus ou moins discrètement au café quelques gouttes d'alcool : café irlandais avec du whisky, café brulot à la Nouvelle Orléan avec du cognac, café bourguignon avec du vin rouge ou du marc de Bourgogne, bistouille du Nord avec du genièvre.
Or on donne aux enfants très souvent ce type de mélange et ce dès l’âge de 6 mois d’après le DR Tourdot à Rouen en 1907 : celui-ci précise dans un article de la même année du journal La Croix : « dans le milieu ouvrier, le premier remède à administrer à l’enfant malade surtout s’il est pris de convulsion, c’est l’eau de vie […]
L’enfant du second âge s’en va à l’école après avoir pris sa ration de cognac ; et il en prend encore à chaque repas. Il est des mères qui, en guise de provisions pendant la journée d’école, mettent dans le panier de l’enfant une petite bouteille de cognac et du pain pour faire la trempette
Les parents sont convaincus que l’alcool donne de la force. Il retire en effet l’appétit et par cela même ils s’imaginent qu’il nourrit. Ces enfants mangent à peine et deviennent des candidats à la tuberculose.
Dans les campagnes, c’est encore pire, si c’est possible ; les commères s’assemblent et absorbent plusieurs fois par jour de la “bistouille”, c’est-à-dire du café mélangé d’un tiers d’alcool et les enfants présents ont leur part du brevage toxique. L’enfant devient aussi nécessairement alcoolique : dès douze ans, il ne rêve plus que “bistouille”. Telles les mères, tels les enfants. »
En 1896, l'académie de médecine rapporte le cas pas si exceptionnel a priori dans la France de cette époque de deux adolescentes ayant commencé à boire du vin dès leurs premières années. Les conséquences sont effrayantes : "Il s’agit de deux jeunes filles âgées de 14 ans. La première commença à prendre du vin aux repas à l’âge de 3 ans ; la seconde à 2 ans. Chez toutes deux, on constate l'existence d’une affection du foie, la “cirrhose”, qui se caractérise par le ratatinement de cet organe et sa dégénérescence.
Mais voici qui est plus intéressant : la première malade présente des symptômes de croissance imparfaite, l’autre, des paralysies diverses coïncidant, aussi, avec un arrêt de croissance tel que sa taille n'est que de 94 centimètres, et ses membres si grêles, qu’ils ne peuvent supporter le poids du corps. En somme, ces jeunes filles de 14 ans paraissent avoir tout au plus 6 ans. Inutile de dire que dans les deux cas on a administré du vin aux enfants “pour les fortifier”.
Bien mieux, chez la seconde – la plus malade –, comme le vin était très mal supporté, la mère a cru devoir terminer chaque repas par un petit verre de crème de menthe, afin de faire digérer le vin de Bordeaux. […]
Puissent ces funestes exemples être une leçon pour les jeunes mères trop faibles pour contrarier les désirs et les caprices des bébés. »
Voir aussi : les repas sous l'Ancien Régime
Sources
L’alimentation paysanne en France entre 1850 et 1936 de Rolande Bonnain Moerdijk
Boire et manger en France de 1870 au début des années 1990 de Dominique Lejeune
http://www.chl-tourcoing.fr/expo-les-collections-a-table/index.html
Entre santé au travail et culture ouvrière : la question du vin ‘‘prolétaire’’ dans la France de l’entre-deux-guerres de Morgan Poggioli
La culture des cafés au 19ème siècle d’après Suzanna Barrows de Anne emmanuelle demartini
Recettes ancestrales à base de maïs
Odeurs corporelles au fil des siècles - 3ème partie
Revenons à nos odeurs corporelles :
Sous l’Ancien Régime alors que l’eau n’avait donc pas bonne presse car source de maladie et d’immoralité, on se préoccupe de soigner l’apparence : les vêtements, perruques, manchons et autres linges vont être parfumés pour cacher les odeurs … odorantes du corps, ce qui va de surcroît permettre de faire barrage aux maladies.
Pomme de senteur
Mais les senteurs utilisées sont fortes à tel point que l’ouverture d’un coffre à linge peut devenir une épreuve : myrrhe, musc, storax, benjoin par exemple.
Le Moyen Age et la Renaissance aiment les odeurs fortes mais au Moyen Age, contrairement à ce que l’on pense, on se lave. Les odeurs fortes issues de parfums sont utilisées par goût de plaire et de paraître mais aussi dans un objectif sanitaire (et n’oublions pas que plus la personne dégage une odeur naturelle forte, plus elle est en bonne santé - voir article précédent ICI ).
Les aromates auraient en effet la capacité de purifier et fortifier les organes internes or selon une théorie en vogue sous l'Ancien Régime, ce n’est pas la crasse qui rend malade mais l’encrassement des organes. Les parfums sont donc pour cette raison très prisés et prendront de plus en plus de place dans la panoplie médicinale et dans l’hygiène quotidienne tandis que l’eau sera de moins en moins utilisée.
A la Renaissance en effet l’eau est devenue diabolique et on s’en méfie. Les parfums puissants sont donc là pour cacher les mauvaises odeurs corporelles un peu fortes et que l’on commence à ne plus trop aimer …
Les Temps Modernes se méfient toujours plus de l’eau, accusée de rendre léthargique, d'entraîner la luxure, d'ouvrir les pores de la peau et d'attirer ainsi les maladies ..., bref, on ne lave toujours pas le corps ou si exceptionnellement ! Ainsi la princesse Palatine après un voyage harassant sous le soleil d’août 1705 arrive à Marly le corps baigné de sueur et le visage gris de la poussière du voyage. Elle se lave exceptionnellement le visage, change de vêtement et là voilà toute propre …
Jeune femme à sa toilette - Nicolas Régnier - 1626
Peu à peu toutefois les aromates forts et surtout le musc vont être mal vus ; on les accuse de cacher la misère en quelque sorte ; ce qui n’est pas tout à fait faux… : s’il y a des odeurs fortes de musc par exemple c’est pour cacher l’odeur de crasse - ce ne sera vraiment qu’au milieu du 18ème siècle que ces senteurs vont disparaître même si certains continuent à l’apprécier comme c’est le cas de Napoléon et de Joséphine.
Rappelons également que le musc était utilisé par les femmes notamment, non pour cacher leur odeur mais pour la souligner. Il y avait là une connotation sensuelle et sexuelle marquante mais la mode a passé ; et l’emploi de senteurs tel le musc, l’ambre ou la civette sont condamnées du fait de leur incitation à la sensualité.
Aux 16 et 17ème siècles la « mode » est en effet à la diabolisation des odeurs féminines, naturelles ou pas. Cette mode est essentiellement religieuse et moraliste : ne l'oublions pas, nous sommes au 16/17ème siècle, époque des guerres de religion.
En 1570 le frère mineur franciscain Antoine Estienne (vers 1551 -1609) publie une « Remonstrance charitable aux dames et damoyselles de France sur leurs ornemens dissolus », qui connut un grand succès, atteignant sa 4ème édition en 1585 ; il y fustige les femmes qui ont recours à un arsenal odorant et il réprouve plus particulièrement l’usage du musc et des pommes de senteur ; le maquillage ne trouve pas plus grâce à ses yeux.
En 1604 le médecin Louis Guyon dénonce des pratiques intimes luxurieuses : « on se parfume les habillements et les cheveux mais aussi beaucoup en mettent sur le gland viril et dans la vulve avant le coït pour en recevoir plus grande volupté. D’autres portent des patenôtres qu’on dit de senteurs non pour s’en servir en leurs prières mais seulement par gloire et pour attirer les personnes à s’entraîner voluptueusement et sembler plus agréable ».
Mais ce n’est pas que la morale et la mode qui sont en cause ici : c’est surtout que le seuil de tolérance olfactive descend de plus en plus à mesure que l’on avance dans le temps et dans les progrès hygiénistes. Fin 18ème on énumère en effet enfin les dangers de la malpropreté corporelle : la crasse obstrue les pores en retenant les humeurs excrémentielles, favorise la fermentation et la putréfaction des matières ; et les odeurs qui émane de ce corps non lavé ne sont finalement plus du tout un signe de vitalité et encore moins de santé.
Le 14 mai 1665 Sébastien Locatelli, prêtre italien raffiné, écrit lors d’un séjour à Saulieu en Bourgogne : « Nous allâmes voir les filles à marier danser comme il est d’usage tous les jours de fête. Elles faisaient la première danse qu’animait le son d’un fifre énorme mais les cornemuses de leurs bras sonnaient bien mieux ! […] ce spectacle était plus agréable de loin que de près car une puanteur extraordinaire gâtait la fête. […] Filipponi, homme d’humeur gaie, mit en train une danse dans laquelle on se baisait de temps en temps ; comme on changeait tour à tour de main et les danseurs de compagnes, il baisa toutes les danseuses avant la fin. Mais ce plaisir fut, je vous assure, bien compensé par le dégoût car il fallait avoir bon estomac rien que pour rester près de certaines de ces femmes ».
Mais ne pas oublier que l’usage inconsidérée de l’eau amollit l’organisme et conduit à l’indolence et en plus favorise le plaisir sensuel … ce ne sera donc pas encore à l’eau d’enlever la crasse.
Comment faire donc pour se laver? Pour paraître propre il va falloir jouer sur le vêtement et changer fréquemment de linge blanc. Charles Sorel, écrivain français, écrit en 1644 : « quant aux habits, la grande règle qu’il y a à donner c’est d’en changer souvent et de les avoir toujours le plus à la mode que possible».
Charles Sorel
On pourra se laver les mains, les pieds et le visage fréquemment mais le corps tout entier, non, de temps en temps seulement.
Selon Fagon, premier médecin du roi soleil, celui-ci empestait des pieds. Nicolas de Blégny suggère de les laver fréquemment dans de l’eau chaude contenant de l’alun dissout. Il donne des moyens de lutter contre la mauvaise odeur des aisselles : cataplasme de racines d’artichauts cuites dans du vin ou de pâte de racines de chardons ; poudre de feuilles de menthe ; liniments à base de feuilles de myrrhe et d’alun liquide.
S’agissant des bonnes odeurs à utiliser désormais, ce seront sans conteste les odeurs végétales : l’eau de rose, de violette, de lavande. L’eau de néroli et l’eau de bergamote que l’on appellera eau de Cologne plus tard sont inventées vers 1680/1690. L’eau de bergamote fit la fortune de Jean Marie Farina, italien installé à Cologne.
On se lave désormais la bouche à l’eau de rose et on se parfume l’haleine à la pâte d’iris. L’eau reste dangereuse donc elle ne fait pas partie de la panoplie hygiénique de l’époque. On va utiliser des poudres à base de rose, d’iris, de girofle, de lavande.
Les vêtements sont toujours parfumés mais moins qu’avant, de même que les gants, les éventails, des sachets de senteur que l’on porte sur soi mais toujours avec des odeurs légères. Même les tabacs à priser sentent le jasmin, la tubéreuse ou la fleur d’oranger.
Pomme de senteur
Ne nous y trompons pas … la propreté encore une fois ne passe toujours pas par l’eau mais par des senteurs simplement plus légères qu’avant.
L’eau cependant fait ses débuts peu à peu, très timidement avec l’apparition notamment de la communauté des barbiers perruquiers baigneurs étuveurs en 1673 chez qui on va prendre un bain pour avoir le corps net. Mais pas trop souvent non plus.
Les bains vont peu à peu se faire plus fréquents : soit annuellement soit une fois par semaine ou une fois par mois selon les goûts. Les bains seront complets ou jusqu’au nombril ou seulement pour les pieds.
Des vinaigres de toilettes à base de bergamotes, fleurs d’oranger, de lavande, thym ou serpolet font leur apparition vers 1740 pour agrémenter le bain de senteurs. Le goût des ablutions va ainsi revenir à la mode dans l’aristocratie et la bourgeoisie aisée. La baignoire devient un symbole de luxe. Dans son château de Bellevue, la marquise de Pompadour fait aménager une salle de bain raffinée ornée de peinture de Boucher : la Toilette de Vénus et Vénus consolant l’amour.
Vénus à sa toilette - Boucher
Le début du 19ème siècle pérénisera ses senteurs légères et végétales. L’ambre et le musc font un petit retour ainsi que le note Mme Celnart dans son Manuel des dames ou l’art de l’élégance en 1833 : « Les odeurs fortes telles que le musc, l’ambre, la fleur d’oranger, la tubéreuse, et autres semblables, doivent être entièrement proscrites. Les parfums suaves et doux de l’héliotrope, de la rose, du narcisse, etc., sont mille fois préférables, à moins que vous ne consommiez que très-peu ; car ces odeurs délicates se perdent ou du moins s’affaiblissent avec le temps : alors les huiles et pommades au jasmin, à l’oeillet, à la vanille, conviennent principalement : elles sont un intermédiaire entre ces derniers parfums et les premiers, qu’il faut vous interdire complètement. De fréquentes migraines, un malaise nerveux, quoique inaperçu à cause de l’habitude, une notable diminution d’incarnat, et le désagrément de paraître prétentieuse et coquette, voilà les fruits que vous en retirerez ».
Eau de Cologne Farina
Pierre-François-Pascal Guerlain (1798-1864) créera en 1853 l'Eau de Cologne impériale qu'il dédiera à l'impératrice Eugénie. Cette fragrance est composée essentiellement de citron, de bergamote et d’orange associés au thym et à la fleur d’oranger.
Intérieur du magasin de Guerlain, parfumeur vinaigrier, rue de Rivoli à Paris
Eau impériale de Guerlain
Toujours est-il que l’odeur va désormais devenir un signe de reconnaissance sociale : la mauvaise odeur est celle du pauvre.
L’usage du parfum peut cacher un manque d’hygiène ou même un dysfonctionnement physique (Delestre dans sa Physiognomie écrit par exemple que les personnes rousses exhalent parfois une odeur de transpiration assez désagréable pour nécessiter l’emploi de parfum ... !
Mais force est de constater que les règles d’hygiène élémentaire ne seront réellement appréhendée et banalisées par la population que vers 1930. Car on part de loin, on l’a vu.
L'homme à sa toilette - Maximilien Luce - 1886
L’eau est toujours diabolisée par les bien pensants du 19ème siècle et aussi du début du 20ème siècle. L’hygiène corporelle est souveraine « contre les vices de l’âme» écrit Moleon, rapporteur du conseil de salubrité en 1821 mais l’eau provoque toujours autant de méfiance de la part des médecins. Rares sont ceux qui conseillent de prendre plus d’un bain par mois. Prendre un bain est risqué : il faut moduler la température, la durée, la périodicité suivant l’âge, le tempérament, le sexe. Les théories médicales insistent sur le fait que la courtisane est inféconde à cause des excès qu’elle porte à sa toilette, que les femmes qui prennent des bains en excès sont peu colorées et ont plus d’embonpoint et qu’il y a même un risque de débilité, c’est dire !
S’essuyer les organes génitaux pose également un énorme problème lié à la décence ! Il ne faut surtout pas ouvrir les yeux pendant cette opération…
Les cheveux ne doivent pas être trop lavés ; il faut surtout les démêler et ôter la poussière avec une serviette sèche ; l’usage des shampoings ne se développera que sous la IIIème république.
Jeune fille se brossant les cheveux - Renoir - 1884
Les dents doivent être toutes brossées et pas uniquement celles de devant
L’homme du 19ème siècle cesse de se parfumer : le code de l’élégance masculine prône le bourgeois désodorisé !
La femme continue d’être la vitrine de son mari : ses toilettes sont l’occasion de montrer la position sociale de son époux mais le parfum est de plus en plus mis à l’écart ; les eaux distillées de rose, de plantin, de fève ou de fraise ou l’eau de cologne sont autorisées mais vraiment pas davantage et très discrètement. En effet le Dr Rostan en 1826 écrit « l’abus des parfums donne naissance à toutes les névroses comme l’hystérie, l’hypocondrie, la mélancolie » surtout chez les jeunes filles et les femmes enceintes…
Bref il y a du chemin, beaucoup de chemin encore pour libérer les esprits de ce carcan moral qui empêche de se laver correctement, de se prélasser dans un bain, de se pomponner sans être jugé et étiqueté …
Mais l'usage de l'eau s'impose progressivement du tub à la pièce entièrement dédiée à la toilette - Voir aussi ICI
Affiche Henri Gervex
Sources
Exposition : Une France de taudis
Le Propre et le sale, l'hygiène du corps depuis le Moyen Age de Georges Vigarello
Le miasme et la jonquille de Alain Corbin
Egouts et égoutiers de Paris de Donald Reid
La civilisation des odeurs de Robert Muchembled
La sémiologie des odeurs au XIXe siècle : du savoir médical à la norme sociale de Jean-Alexandre Perras et Érika Wicky
L’hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale de Gérard Seignan
Les hygiénistes face aux nuisances industrielles dans la 1ère moitié du 19ème siècle de Jean-Pierre Baud
Les parfums à Versailles aux XVIIe et XVIIIe siècles. Approche épistémologique de Annick Le Guérer
Odeurs corporelles au fil des siècles - 2ème partie
Comment lutter contre l’action des miasmes putrides à une époque où l’eau n’a pas bonne presse…
Avec l’utilisation des aromates, des résineux odorants, du vinaigre camphré notamment car l’odeur forte mais saine va constituer un barrage olfactif aux épidémies véhiculées par les odeurs putrides, et aux remugles malodorants
En 1800 on utilisait ces recettes contre les épidémies : « on portera à la main une éponge imbibée de vinaigre ou un citron piqué de clous de girofle ou une boule odorante qu’on sentira de temps en temps »
On fera flairer aux ouvriers chargés de curer les marécages des éponges imbibées de camphre.
Aux travailleurs de la pierre, Fourcroy, chimiste (1755-1809) leur demande de descendre dans les carrières « que munis d’une sacoche pendue à leur col dans lequel seront deux gousses d’ail pilées avec un peu de camphre » et « ils se frotteront le visage avec de l’eau de vie camphrée ou du vin aromatique »
On est tout de même au 19ème siècle et on ne se pose toujours pas la question de l’hygiène corporelle en utilisant l'eau ….
Quant aux maisons mal ventilées que l’on sait être un vecteur de contagion (là aussi il y a des odeurs domestiques repoussantes et délétères), comment les désinfecter ?
Lors de la peste de Marseille en 1720 la procédure consistait en 3 fumigations successives : la 1ère avec des herbes aromatiques, la 2nde avec de la poudre à canon, la dernière avec un mélange de drogues dont de l’arsenic.
On fait d’ailleurs de même sur les navires pour désinfecter les lieux rendus putrides par l’entassement des gens et animaux : brûler beaucoup de poudre dans l’entrepont et la cale pour qu’il y ait beaucoup de fumées purificatrice.
Un siècle plus tard, on a un peu plus de progrès en la matière : on va s’attaquer aux odeurs familiales engendrées par la promiscuité à l’intérieur même des maisons, à l’absence de pièce adaptée pour la cuisine …. il faut que les endroits où stagnent les puanteurs privées soient éliminés : chambre où l’on s’entasse, couloirs exiguës, humidité des sols non pavés, manque d’air et de lumière, et à la campagne promiscuité avec les animaux et la puanteur qui en découle, l’air des armoires qui attire les souris, le lit de plume considéré comme un réceptacle de toutes les odeurs, édredons, oreillers et couvertures, « pot-pourri d’émanations méphitiques », odeur du vase de nuit, odeur d’évier, de boites à ordure sans couvercle, odeur du linge lavé en train de sécher difficilement, odeur du poêle ou de la cheminée, odeur stagnante du lit fermé par des tentures, tapisserie poussiéreuse, bref des odeurs de moisi, de rance, de renfermé.
Voir également les articles sur l'habitat : les courées de Lille et les caves à Lille.
Intérieur paysan 19ème siècle
Intérieur ouvrier en Belgique début 20ème siècle
Intérieur ouvrier 19ème siècle
Il faut donc maintenant « remuer chaque jour draps, couvertures, matelas, traversins et pendant cette pratique établir un courant d’air dans l’appartement en laissant ouvertes les fenêtres opposées les unes aux autres » nous dit le médecin Charles Londes en 1827
Le matelas doit être battu chaque année pour le « débarrasser des substances animales putrescentes » ; ceci étant il existe encore des théories au début du 20ème pour affirmer les vertus vitalistes de l’air des étables ou sécurisantes de l’atmosphère familial ….
On va vouloir également concevoir des demeures tenant compte des progrès de l’hygiénisme : dans la maison de type lilloise décrite en 1894 par Alfred de Foville, économiste et statisticien français (1842-1913, tout est mis en place pour exclure les odeur importunes : « la cuisine, la laverie, les lieux d’aisance sont reléguées dans un bâtiment annexe et les odeurs malsaines qui s’en dégagent se perdent dans la cour et dans le jardin sans pénétrer l’habitation »
L'excrément et l'urine vont faire l'objet de nombreuses études tout au long su 19ème siècle (entre fascination et dégoût) et leur élimination tant du paysage urbain pour des motifs de salubrité publique que de nos intérieurs pour des motifs hygiéniques évidentes sera l’objectif absolu des hygiénistes du 19ème siècle (voir article sur les wc, latrines et autres lieux d'aisance).
Suite dans le prochain article ...
Sources
Exposition : Une France de taudis
Le Propre et le sale, l'hygiène du corps depuis le Moyen Age de Georges Vigarello
Le miasme et la jonquille de Alain Corbin
Egouts et égoutiers de Paris de Donald Reid
La civilisation des odeurs de Robert Muchembled
La sémiologie des odeurs au XIXe siècle : du savoir médical à la norme sociale de Jean-Alexandre Perras et Érika Wicky
L’hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale de Gérard Seignan
Les hygiénistes face aux nuisances industrielles dans la 1ère moitié du 19ème siècle de Jean-Pierre Baud
Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie
Odeurs corporelles
Au 17ème siècle, Jean de Renou, médecin des rois Henri II, Henri III et Henri IV, définit l’odeur comme une « substance vaporeuse qui sort de la matière odorable ».
Notre appréciation des odeurs naturelles et artificielles a beaucoup évolué depuis l’Ancien Régime tant d’un point de vue sanitaire que d’un point de vie « cosmétique ».
Il faut savoir que les odeurs corporelles ont servi longtemps les médecins dans leurs diagnostics. Chaque organe, chaque fluide chaque humeur a en effet selon les théories de l’époque ses propres odeurs et l’intensité des effluves atteste de la vigueur de la personne et est signe d’une intense vitalité. Jean Liébault (médecin - 1535-1592) écrit en 1582 « la sueur qui est de bonne odeur démontre une fort bonne température des humeurs … aussi ceux qui sont pleins de mauvaises humeurs comme les lépreux et les personnes lascives rendent une sueur qui sent le bouc ».
Médecin tenant la matula (fiole remplie d'urine du malade)
Bordeu, deux siècles plus tard (médecin 1722 1776) considère qu’il y a 7 émonctoires par lesquels les odeurs sortent et plus elles sont fortes plus l’individu est en bonne santé : « la partie chevelue de la tête, les aisselles, les intestins, la vessie, les voies spermatiques, les aines, les séparations des orteils »
D’où la réticence à l’égard de l’hygiène : nombre de médecins dès la Renaissance dénoncent les méfaits de l’eau : les ablutions trop fréquentes et donc les bains entrainent un affaiblissement de l’animalisation c’est-à-dire de la vitalité.
Bordeu met d’ailleurs en garde les citadins contre « le luxe de propreté » particulièrement néfaste chez les femmes en couche et les malades suants.
Bref, le corps médical a longtemps accordé aux odeurs une fonction symptomatique, dont a longuement tenu compte par exemple le médecin et chirurgien Augustin Jacob Landré-Beauvais (1772-1840) :
« Tous ceux qui se sont occupés de l’art de guérir ont observé les différentes odeurs que notre corps exhale tant en santé qu’en maladie. L’auteur du traité de Arte [Hippocrate] a placé les odeurs dans la classe des signes. Si on jette un coup-d’oeil sur les écrits des médecins cliniques de chaque siècle, partout on voit l’odorat éclairer leurs observations ; on trouve même parmi les peuples cette opinion généralement établie et répandue. […] Leurs réflexions paraissent d’autant plus fondées, que, toutes nos excrétions étant le résultat de l’exercice des fonctions, et particulièrement de l’animalisation, leur changement doit nécessairement annoncer celui de la santé ou de la maladie. »
« Variant selon le sexe, le climat, les saisons, les aliments ingérés, les passions subies, l’activité journalière, l’odeur corporelle est donc pour le médecin attentif à ses fluctuations un témoin privilégié des dérèglements de l’organisme ».
Visite chez le médecin apothicaire - Peinture flamande - 18ème siècle
Cette façon d’appréhender les odeurs existera jusqu’au début du 20ème siècle : un Larousse médical publié avant 1914 semble-t-il donne par exemple pour chaque cas clinique une ou des odeurs bien spécifiques :
Léthargiques : odeur de cadavre
Hystériques : odeur de d’ananas, de cannelle, de musc, de vanille ou d’iris.
Goutteux : odeur de petit lait.
Maladies du foie : odeur de musc.
Maladies de la vessie : odeur urineuse.
Diabétiques : odeur de foin et d’acétone.
Rubéole : odeur de plumes d’oie récemment arrachées.
Scarlatine : odeur de pain cuit.
Variole : odeur de bête fauve.
Les nourrissons répandent une odeur aigrelette de beurre fort, plus intense pour ceux au biberon, le lait de vache contenant davantage de beurre
Dans la vieillesse, l’odeur devient celle des feuilles sèches
Jean-Baptiste Delestre, homme politique du 19ème siècle, consacrera à l’odeur une section de son ouvrage de physiognomonie paru en 1866 : De la physiognomonie :
« De chaque corps vivant émane une odeur générique ; elle est facile à constater chez les hommes et les animaux, en excitant en eux la transpiration naturelle. La danse, la course, un exercice violent, favorisent ce résultat. Nous n’utilisons pas le sens de l’odorat, faute d’habituer la membrane olfactive à saisir les nuances odoriférantes, si bien appréciables par les animaux et notamment les chiens. C’est une ressource physiognomonique de moins. […] Le tempérament a son influence sur les émanations du tissu cellulaire. Leur force est en rapport avec la solidité de la constitution organique. Pendant le repos momentané du bal, de belles épaules nues laissent exhaler une odeur féminine, essence de vie et de jeunesse, différente de la vierge à l’épouse. Un aveugle expérimenté distinguerait la brune, la blonde et la rousse à cette expansion odorante. Elle est désagréable seulement aux deux extrêmes de la coloration de la peau, chez la négresse et la rousse au ton lacté. Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin. »
Jean Baptiste Delestre
Les médecins vont peu à peu s’intéresser aux émanations des corps malades et considérer que ces odeurs sont nocives et peuvent se fixer sur les vêtements, le mobilier autour de lui, les murs de la chambre et devenir un foyer d’épidémie.
De ce fait l’odeur nauséabonde a le mérite de signaler le danger : ainsi durant l’épidémie de fièvre des camps (épidémie de typhus) qui décima l’armée française à Nice en 1799, « les malheureux soldats répandaient une odeur semblable à celle du gaz phosphoreux en combustion qui se sentait de fort loin et qui séjournait dans les rues et dans les maisons où il y avait le plus de malade ».
Rousseau dira « l’haleine de l’homme est mortelle pour l’homme » c’est ainsi que l’haleine d’un vidangeur moribond foudroie un compagnon de Jean Noel Hallé, (médecin, 1754-1822).
Cette analyse des odeurs et plus exactement des odeurs puantes va commencer à faire réfléchir sérieusement sur la corrélation entre odeurs putrides et épidémies dans un siècle, (le 19ème siècle) où l’hygiénisme prend de l’essor : l’odeur va devenir peu à peu suspecte et l’objectif va bientôt être de désodoriser le corps et les lieux.
Cet objectif de salubrité et de désodorisation va être encore plus urgent du fait de l’exode rural massif qui est en cours depuis la révolution industrielle et qui entraîne accumulation de déchets dans les grands centres urbains ; or ces déchets provoquent des miasmes putrides considérés comme responsables notamment de la contagion de choléra, qui a ravagé le pays en 1832.
Petit à petit la réflexion va se tourner vers l’entassement des individus dans un espace clos : navire, hôpital, prison, caserne.
Le traité de « Médecine navale ou nouveaux éléments d’hygiène de pathologie et de thérapeutique medico-chirurgicale » écrit en 1832 indique que le navire est « un marais flottant » du fait de l’eau douce qui stagne en flaque après les pluies, qui imbibe les cordages, dissout les bois, oxyde le fer des boulets formant une boue noirâtre et se mélangeant à l’eau salée ; s’y ajoutent le fumier et la transpiration des bestiaux embarqués, la fiente des volailles, les provisions de morues, les cadavres de rats putréfiés, …bref, un vrai pot-pourri nauséabond et mortifère.
A noter qu’en 1821 l’Arthur, navire de poudrette (excrément desséché) provenant de Monfaucon, à destination de la Guadeloupe : la moitié de son équipage périt durant la traversée du fait de sa cargaison nauséabonde et les autres étaient à l’article de la mort à l’arrivée à Pointe à pitre
Quant aux prisons, elles ne sont pas mieux loties : selon l’écrivain Louis Sébastien Mercier (1740-1814) on sent Bicêtre à 400 toises de distance !
Et aux dires des contemporains du 18ème siècle, l’air vicié des prisons étaient le plus grand supplice qu’on pouvait infliger aux condamnés …
Gravure du 19ème siècle : cellule de prison
Les tribunaux ne sont pas en reste, ceci étant : pour l’anecdote Outre-Manche, en 1750 avant l’audience des assise qui se sont tenues à Old Bailey à Londres furent entassés 200 prisonniers dans 2 chambres qui donnaient sur la salle des juges ainsi que dans un réduit relié au tribunal par une porte : ces pièces qui n’avaient pas été nettoyés depuis quelques années ; « la putréfaction était encore augmentée par l’air chaud et renfermé de la salle et par la transpiration d’un grand nombre de personnes. » Deux ou trois avocats périrent ainsi qu’un sous shérif et une quarantaine de personnes présentes dans le tribunal.
Quant aux hôpitaux, on se doute de ce que l’on peut y trouver : sueurs des malades, crachats purulents, pus qui s’écoulent des plaies, odeur du sang, des excréments, de l’urine, promiscuité dans les salles et dans les lits … et toutes ces effluves s’amalgament pour dégénérer en épidémie.
Salle de l'Hôpital Saint Sébastien à Marseille vers 1900
Promiscuité importante encore au tout début du XXème !
Jacques Ténon, chirurgien (1724-1816) nous donne une description assez saisissante de l’Hôtel Dieu à Paris dans son Mémoire sur les hôpitaux de Paris en 1788 : « pénétration des planchers par le produit des chaises, dégradation des murs par les crachats, imprégnation des paillasses des moribonds » ; et de rajouter : quand on entrouvre le lit des parturientes « il en sort comme d’un gouffre, des vapeurs humides chaudes qui s’élèvent, se répandent, épaissisent l’air »
Et que dire des ateliers où travaillent des hommes, des femmes et des enfants dans des conditions absolument inimaginables aujourd’hui : les cordiers peuvent être victimes de la fermentation du chanvre nauséabond : « la laine imprégnée d’huile fétide répand des vapeurs très désagréables dans les ateliers des tisserands ; aussi sentent-ils une odeur infecte et ont-ils l’haleine puante » ; « l’air fétide des cuirs menacent les cordonniers et les corroyeurs » et les foulons qui travaillent dans des ateliers très chaud environnés d’odeurs d’urine et d’huile pourries !
Louis Sébastien Mercier nous donne une image olfactive très réaliste de ce qu’il voit autour de lui :
« si l’on me demande comment on peut rester dans ce sale repaire de tous les vices et de tous les maux, entassés les uns sur les autres, au milieu d’un air empoisonné de mille vapeurs putrides, parmi les bûcheries, les cimetières, les hôpitaux, les égouts, les ruisseaux d’urine, les monceaux d’excréments, les boutiques de teinturiers, de tanneurs de corroyeurs ; au milieu de la fumée continuelle de cette quantité incroyable de bois et de la vapeur de tout ce charbon ; au milieu de ces parties arsénicales, sulfureuses, bitumeuses, qui s’exhalent sans cesse des ateliers où l’on tourmente le cuivre et les métaux ; si l’on me demande comment on vit dans ce gouffre dont l’air lourd et fétide est si épais qu’on s’en aperçoit et qu’on en sent l’atmosphère à plus de 3 lieux à la ronde ; air qui ne peut pas circuler et qui ne fait que tournoyer dans ce dédale de maisons ; […] je répondrai que l’habitude familiarise les Parisiens avec les brouillards humides, les vapeurs malfaisantes, et la boue infecte »
Et de fait, pour ne prendre qu’un exemple, les jeunes filles se promènent sans souci dans le cimetière des Innocents sans être importunés par les exhalaisons des cadavres empilés ; « c’est au milieu de l’odeur fétide et cadavéreuse qui vient offenser l’odorat qu’on voit celles-ci acheter de modes des rubans »
A noter que le cimetière des Innocents ne sera fermé qu’en 1780 suite à une série de doléances populaires orchestrées par les boutiquiers de la rue de la lingerie…
Cimetière des Innocents en 1750
Toutefois même si les individus de ces époques finalement pas si lointaines vivent avec ces odeurs de manière habituelle et s’en accommode faute de mieux, il en est certain que cela gêne et ils s’en plaignent comme on peut le voir ici : « en 1363, les professeurs et les étudiants de l’université de Paris se plaignent de leurs voisins bouchers qui « tuent leurs bêtes en leurs maisons et le sang et les ordures de ces bêtes ils le jettent tant par jour comme par nuit en la rue Sainte Geneviève et plusieurs fois l’ordure et le sang de leurs dites bêtes gardaient en fosses et latrines qu’ils avaient en leurs maisons, tant et si longtemps qu’il était corrompu et pourri et puis le jetaient en ladite rue de jour et de nuit, dont ladite rue, la place Maubert et tout l’air d’environ était corrompu, infect et puant ».
Suite dans le prochain article ...
Sources
Le Propre et le sale, l'hygiène du corps depuis le Moyen Age de Georges Vigarello
Le miasme et la jonquille de Alain Corbin
Egouts et égoutiers de Paris de Donald Reid
La civilisation des odeurs de Robert Muchembled
La sémiologie des odeurs au XIXe siècle : du savoir médical à la norme sociale de Jean-Alexandre Perras et Érika Wicky
L’hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale de Gérard Seignan
Les hygiénistes face aux nuisances industrielles dans la 1ère moitié du 19ème siècle de Jean-Pierre Baud
La grippe espagnole 1918/1919
La grippe espagnole
Aix les Bains - Us Army Medical Corps
En France, les premiers cas de grippe espagnole sont semble-t-il enregistrés mi-avril 1918, entre le 10 et le 20 avril précisément, dans les tranchées de Villers-sur-Coudun dans l’Oise. De là l’épidémie se répand à travers la France.
Toutefois le virologue John S. Oxford, fait de la ville d’Étaples dans le Pas de Calais le point de départ de la grippe espagnole en France. En effet, installé au nord de la ville, un immense camp de l’armée britannique a accueilli à partir de 1915 plusieurs milliers d’hommes et de bêtes (cochons, oies, canards, poulets et chevaux), dont le rassemblement et le confinement ont pu favoriser l’émergence de la pandémie grippale. On y aurait relevé des cas précoces et mortels d’infections respiratoires dans les hôpitaux de ce camp : 71 soldats meurent de “bronchites purulentes” durant l’hiver 1916-1917. Ces cas de bronchites seraient aujourd’hui réévalués comme les premiers cas de la grippe espagnole en France.
Camps d'Etaples
En 1918, on ne connait pas vraiment la grippe: on ne sait pas ce que c’est, d’où ça vient, comment s’en prémunir ni quels sont vraiment les symptômes : on confond souvent la grippe avec d’autres maladies respiratoires. On sait qu’une épidémie grippale (la 1ère pour laquelle on ait une documentation scientifique détaillée) avait fait rage en 1889, débutant a priori à St Pétersbourg et de là essaimant à travers le monde en faisant 250 000 décès rien qu’en Europe. Il faudra attendre 1933 pour que le virus de la grippe soit isolé chez l’homme et que l’on sache ce qu’il faut combattre.
Toujours est-il que la virulence de la maladie va aller crescendo dans l'année 1918.
En mai à Montpellier on recense dans la population civile et militaire 173 cas donnant 12 décès soit un taux de mortalité de 6.8%
En juin, ce sera 110 cas et 21 décès soit un taux de mortalité de 19%.
En juin à Rennes, 60 grippes se compliquent de 30 pneumonies et de 20 broncho pneumonies qui font 10 morts (taux de mortalité de 16.6%)
Le 30 mai, l'ambassadeur de France à Madrid informe Paris que 70 % du personnel de l'ambassade est alité et que les affaires courantes sont suspendues sur l'étendue de la péninsule Ibérique.
Le 6 juillet 1918 le journal Le Matin écrit dans ses colonnes : « En France, elle est bénigne ; nos troupes en particulier y résistent merveilleusement bien. Mais de l’autre côté du front les Boches semblent très touchés. Est-ce symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité ».
Mais la grippette va devenir plus vindicative et ne sera plus du tout perçue comme une alliée ; la France (tout comme le reste du monde) va se trouver vite démunie face à l’ampleur du désastre.
Après une accalmie passagère en juillet, l’épidémie reprend de la vigueur. Le pic de mortalité est atteint en France et en Grande-Bretagne en novembre 2018 mais une autre vague s’abat sur la France début 2019.
Le préfet du Pas-de-Calais invite le 4 novembre 1918 les maires à assainir les lieux publics, à défaut de mettre en place des mesures de confinement général. Cette politique publique de désinfection va parfois à l’encontre du discours des scientifiques qui privilégient la quarantaine et le confinement pour limiter la contagion, à l’instar du docteur Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur.
Les pharmacies sont prises d'assaut, des files d'attente se forment devant les comptoirs des herboristes et des droguistes. Il faut piétiner plus d'une heure pour se faire servir et la confection des ordonnances demande un délai de 24 heures. La quinine, l'huile de ricin, le formol, l'aspirine et le rhum qui dit-on soigne la grippe sont en rupture de stock.
À Marseille, on recense en juillet 356 grippes et 35 décès, soit une mortalité de 9,8 %.
Des états de décès commencent à apparaître, montrant bien que la maladie frappe tout le monde sans distinction de sexe ou d'âge.
Octobre 1918 : Auchel - Pas de Calais
C'est en été qu'apparaissent, à côté de la pneumonie lobaire, les cas presque toujours mortels de bronchopneumonie avec troubles cardiaques, œdème pulmonaire et cyanose, complications de la grippe.
C’est que les symptômes ne se limitent pas à de la fièvre, des courbatures et des maux de tête ; le spectacle est bien plus terrifiant : le médecin major Bertin ne peut décrire ce qu’il voit sans malaise : « Quand on circule dans une salle de grippés, on est frappé par l'aspect de ces malades, à demi assis sur leur lit en décubitus latéral, à la respiration brève et pénible qui montre déjà l'intervention des muscles respiratoires accessoires. Ici, on n'observe plus le faciès rouge du début mais un teint plombé. Le regard inquiet semble dire la crainte d'une asphyxie pulmonaire. Bientôt, c'est une pluie de râles sur toute la surface pulmonaire. C'est la forme œdémateuse où le malade crache une mousse blanche parfois sanguinolente. Puis survient l'asphyxie. »
II existe d'autres formes de complications : complications rénales avec production massive d'albumine et mort foudroyante, bronchite capillaire suraiguë simulant l'œdème pulmonaire suivie d'une mort non moins rapide, gangrènes pulmonaires, complications gastro intestinales donnant l’impression d’intoxication alimentaire suraigüe.
La cyanose héliotrope est l’un des signes cliniques les plus marquants de cette grippe espagnole avec un pronostic très pessimiste. Le visage, d’abord rosé, dans près de la moitié des cas devient cyanosé c’est-à-dire de couleur noir pourpre, le pronostic change alors radicalement avec un très faible espoir de guérison. La cyanose est telle qu’il est parfois impossible de distinguer une personne de couleur de peau blanche ou noire. Le 8 novembre 1918, quand l’écrivain Blaise Cendrars se rend chez son ami, Guillaume Apollinaire au 202, boulevard Saint-Germain, celui-ci « gisait sur le dos. Il était complètement noir." C’est l’effet de "cyanose héliotrope" consécutif à la grippe espagnole. Le lendemain, le poète était mort.
La période d’incubation étonne en raison de sa rapidité : un rapport de gendarmerie signale que « le neuf courant [octobre], le canonnier Baudin arrivait chez ses parents, au village de la Sapinière (Deux-Sèvres), porteur d'une permission de dix jours et s'alitait. Le 13, il succombait, en même temps que sa mère. Son père décédait le 14 et sa grand-mère le 15».
Un officier blessé entre à l'hôpital de Tours où éclate la grippe qu'il a contractée au front. Sa femme vient le voir à 2 heures de l'après-midi. Quatre heures plus tard, elle présente les premiers symptômes du mal et, à 8 heures, c'est au tour des officiers de la salle où loge le grippé d'être atteints à quelques minutes d'intervalle.
Toulouse
La première mention de la grippe à Toulouse date du 16 septembre 1918. La Dépêche écrit en effet ce jour là : « L’état sanitaire de la ville, sans inspirer de graves inquiétudes, laisse beaucoup à désirer en ce moment. On signale, en effet de nombreux cas de grippe et d’influenza et pas mal de malaises intestinaux […]. Il y a eu une recrudescence sérieuse de la maladie, au sein des familles et les décès ont suivi depuis le 9 septembre une marche ascendante : 12 le 10 et 26 le 15, c’est-à-dire hier. »
Ceci étant il est difficile de dater précisément l’arrivée de l’épidémie dans la ville rose : « Sur la période de mai 1918 à avril 1919, nous avons un excès de décès de 2200 personnes, décès dus directement à la grippe ou à des complications », écrit Pierre Alquier, médecin, dans une thèse de médecine consacrée à la grippe espagnole à Toulouse.
Inquiet, le maire de Toulouse, Jean Rieux et son conseil municipal prennent une série de mesures. Le 18 octobre, il est décidé de la fermeture des écoles pour une durée de quinze jours.
Jean Rieux en 1919
« Par décision du 17 octobre, prise après avis du comité départemental d’hygiène, M. le préfet, par mesures de précaution, a ordonné la fermeture de toutes les écoles primaires, élémentaires et maternelles, publiques et privées de la Haute-Garonne à partir du lundi 21 octobre jusqu’au 3 novembre inclus. » La Dépêche le 18 octobre 1918.
Par un arrêté signé le même jour, le maire encadre également les enterrements. Il est décidé qu’il n’y aura plus qu’un enterrement par jour et par paroisse. Le 26 octobre, la municipalité supprime carrément les convois funèbres. Les familles des défunts doivent se rendre directement au cimetière à une heure fixée.
Il recommande également de désinfecter régulièrement les voitures du tramway.
De nombreux toulousains sont persuadés que les médecins mentent et qu’ils sont en présence de pathologie « exotique » de type dengue, peste, choléra ou variole. Le 21 septembre 1918, Jean Rieux tente de rassurer la population à travers une note dans les journaux toulousains. « Le maire tient à renseigner la population en ce qui concerne l’état sanitaire de la ville. Aucun cas de choléra ne s’est produit et pas davantage il n’y a eu de variole noire. Cela pour répondre à certains bruits alarmants qui circulent en ville et que répandent légèrement des personnes mal renseignées. Ce qui est exact, c’est l’existence de nombreux cas de grippe et, comme conséquence, une augmentation du nombre de la mortalité normale ».
Les malades sont soignés pour la majorité chez eux, à domicile ; les hôpitaux dont l’ Hôtel Dieu sont réservés en priorité aux militaires blessés de guerre.
La préfecture de Haute Garonne multiplie les recommandations. Le 22 octobre : « Pour éviter la grippe il est prudent de ne pas aller dans les théâtres, concerts, cinémas, cafés ; de ne pas faire de stations prolongées dans les églises et dans les temples ; de ne pas s’attarder dans les magasins ; de faire usage le moins possible des tramways. La grippe se propage partout où l’on se réunit nombreux ».
Le Télégramme en octobre 1918 précise que l’Eglise n’est pas en reste : « A cause de la maladie de la grippe qui sévit dans notre ville, Monseigneur l’Archevêque vient d’ordonner de faire dans toutes les églises du diocèse les prières officielles pour le temps de l’épidémie et d’exposer dans l’église Saint Sernin les reliques des Saints spécialement invoqués contre la maladie ».
Mais face à la maladie les moyens sont dérisoires : il manque de médecins (la majorité étant réquisitionnés pour l’armée), le confinement est juste recommandé, les règles d’hygiène ne sont pas bien connues même si le port du masque est en usage et devient même une mode ...
Californie 1918
Au final ce sera sur Toulouse un excès de décès de 2200 personnes sur la période mai 1918 à avril 1919 soit 1% de la population.
En France le bilan est estimé à 400 000 morts ; 2.3 millions de morts pour l’Europe
A l’échelle mondiale l’Institut Pasteur estime l’hécatombe entre 20 et 50 millions de morts
Hôpital américain de LImoges
100 ans plus tard l’histoire se répète-t-elle ?
Sources
Thèse de Pierre Alquier (2007) : la grippe espagnole à Toulouse 1918/1919
Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918/avril 1919) de Pierre Darmon
https://archivespasdecalais.fr/Decouvrir/Un-document-a-l-honneur/La-grippe-espagnole
https://gallica.bnf.fr/blog/03102018/la-grippe-espagnole?mode=desktop