• Comment survivre quand on est pauvre aux 18 et 19ème siècles ?

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    La pauvreté ne doit pas se résumer à la situation d’une personne à un instant T. La catégorie des personnes pauvres est en effet très hétérogène : elles n’ont pas toutes le même statut social ni la même capacité à survivre en temps de crise. Il est donc nécessaire à mon sens de prendre en considération le fait que les individus ne vivent pas uniquement dans le présent mais qu’ils essayent aussi de se prémunir contre un avenir encore plus sombre (maladie, accident, décès du conjoint, perte de son emploi etc). Ce qui est intéressant donc d'analyser c'est la façon dont les individus vont tenter de se prémunir contre les accidents de la vie (quand ils y pensent et s'ils ont la capacité d'anticiper cela) et une fois catapulté malheureusement dans une telle situation,  de voir quels sont les comportements qui vont leur permettre de survivre.

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    La jeune mendiante - Léon Jean Basile Perrault (1832-1908)

     

    Car pour tous ceux qui n’ont que leur travail pour vivre voire survivre, cet aléa qu'est l'accident de parcours quel qu'il soit (professionnel, familial, physique, financier) est fondamental à une époque où il n'existe aucune aide étatique. D’autant plus pour la gente féminine qui de facto part avec un handicap de taille : être une femme dans un contexte politique, social, économique encore plus compliqué pour elle que ne l’est notre vingt et unième siècle.

     

    Qui est pauvre ? qu’est ce que c’est être pauvre ? Depuis le Moyen Age, les textes décrivent le pauvre comme celui qui n’a que son travail pour vivre et qui est susceptible d’être une charge pour la communauté.

    Condorcet, philosophe des Lumières, le définit comme « celui qui ne possède ni bien ni mobilier [et qui ] est destiné à tomber dans la misère au moindre accident »

    Laurence Fontaine, directrice de recherche à l’EHESS (école des hautes études en sciences sociales) distingue dans son livre "Vivre pauvre" :

    • les pauvres « structurels » : c’est-à-dire ceux qui ne peuvent plus travailler notamment les personnes âgées, les infirmes, les veuves soit à peu près 4 à 8% de la population des grandes villes européennes entre le 15 et le 18ème siècle.
    • Les pauvres "conjoncturels" : ceux qui vivent d’emplois instables et donc de maigres salaires et qui sont à la merci de la moindre fluctuation du prix du pain soit 20% des habitants des villes.
    • Les ouvriers, les artisans, les détaillants pour lesquels la moindre crise économique ou difficulté familiale les fait basculer dans la misère c’est-à-dire 50 à 70% des citadins
    • Les victimes de guerre et d’épidémie

     

    De quels moyens peuvent-ils user pour éviter de tomber dans l’indigence ? Certes la réponse va dépendre de l’époque, du pays et bien entendu des individus eux-mêmes mais il est possible de dégager une réponse plus globale en s’appuyant sur la documentation liée à ce sujet.

    Il s’avère que la pluriactivité est la 1ère des stratégies : ainsi Antoine Latour, colporteur lyonnais habitant à Lyon chez un voiturier au 18ème siècle : « l’hyver il vend quelques almanachs et l’été des couteaux, des cizeaux, et des lunettes qu’il achète par demi douzaines » et lorsqu’ « il manque d’ouvrage, il fait des neuvaines et des pèlerinages pour ceux qui le payent ». il ne mendie pas mais « va quelques fois manger la soupe à la porte des couvents ».

    La pluri activité va entraîner dans de nombreux cas un phénomène de migrations. En effet cette pluriactivité peut se décliner de multiples façons : exercer plusieurs métiers dans une même journée ou partir loin de son domicile et n’y revenir que le soir, la fin de la semaine ou la fin du mois voire au bout de plusieurs mois. Voir un article ICI

    Avec la construction des chemins de fer, on voit apparaître ces migrations quotidiennes ou hebdomadaires. Mais bien avant le rail, ce type de migration existait. Par exemple dans la région lyonnaise, on a les jeunes filles des campagnes qui allaient travailler dans les soieries de Lyon et des alentours ; elles ne pouvaient pas se déplacer tous les jours au vu de leurs longues et pénibles journées de travail aussi elles gagnaient la fabrique en début de semaine à pied (ou en train quand il est arrivé) en emportant la nourriture de la semaine (pain de seigle, fromage, pommes de terre, légumes secs) et en couchant dans des dortoirs de fortune pour ne revenir chez elles qu’en fin de semaine.

    Mais ce peut être également avoir plusieurs activités successives qui vont se décliner sur un périmètre géographique plus étendu cette fois ci. Et c’est ce que l’on va retrouver le plus souvent : les journaliers vont louer leurs bras là où il y a du travail (moissons, vendanges, chantiers). Les colporteurs vont aller là où ils auront le plus de chance de vendre leur camelote. Et individus sans domicile réellement fixe vont être assimilés aux vagabonds au sens pénal du terme et être passible d’une condamnation pour cela !

    Ce peut être aussi exercer différents métiers tout au long d'une vie : on va trouver ainsi un Auvergnat du Puy de Dôme qui de 1800 à 1860 va être successivement ramoneur rural, chiffonnier, ramoneur à Paris, brocanteur ambulant. Un autre sera porteur d’eau à Paris, puis vendeur de charbon, et enfin tenancier de café.

    Voir pour approfondissement sur les vagabonds et les migrations liées au travail les articles suivants : 

    qui sont ces gueux et autres vagabonds que l'on enferme?

    enfermement des pauvres

    - conditions de vie des ouvriers / niveau de vie 1

    conditions de vie des ouvriers : les filatures au 19ème siècle 2

     

    Les travailleurs de force du Velay, du Brivadois, du Livradois vont jusqu'en Sologne pour défricher, curer les fossés, créer des étangs. Les travailleurs du Forez vont louer leurs bras en Piémont ou en Milanais. Les peigneurs de chanvre du Dauphiné descendent dans la plaine du Pô chaque automne etc. Tous vont chercher du travail loin de chez eux chaque année.

    Lors d'une enquête agricole réalisée en 1852, on constate que le bassin parisien et la région du Nord attirent 374 000 travailleurs saisonniers agricoles, le midi méditerranéen 103 700. Ces travailleurs partent du Puy de Dôme (21 000) de la Haute Loire (15 200), de l’Aveyron (11 800) de la creuse 11 000, de l’Aisne (104 00), de la Sarthe (8 300).

    Hors du secteur agricole, 23 000 travailleurs partent de la Creuse en 1825 pour travailler dans le bâtiment, ils sont 45 000 en 1885.

    Déjà sous Napoléon, des chaudronniers cantaliens sont signalés en Espagne et jusqu'en Belgique, des scieurs de long aveyronnais et des marchands auvergnats se retrouvent en Catalogne et en Castille, des gouvernantes de l'Est de la France vont jusqu'en en Bohême, des vitriers du Piémont sont mentionnés dans de nombreux départements de l'Empire.

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    Migrations saisonnières des morvandiaux au 19ème siècle 

     

    Exemple de Saint Maurice la Souterraine dans la Creuse (en 1831 la commune compte 1903 personnes) : du 27/02 au 29/05/1832, 136 migrants à destination sont recensés via les livrets ouvriers dont 63 maçons, 26 aide maçons, 1 tailleur de pierre à destination de Paris. 10 paveurs et 3 aide paveurs vont en Charente inférieure ; 4 paveurs vont en Charente ; 3 paveurs et un aide vont en Dordogne ; 3 paveurs vont en Corrèze, 1 maçon, 7 paveurs et 2 aides vont en Gironde ; 1 paveur se rend en Aveyron ; 9 paveurs iront dans le Puy de Dôme et 2 couvreurs de paille sont en Seine et Oise.

    Cette migration saisonnière est également "une économie de l'absence". C'est à dire qu'en migrant les hommes, les familles vont permettre à la communauté d'économiser le pain qu'ils ne mangeront pas. Ainsi chaque année au moins vingt mille partent du Dauphiné "ce qui épargne à la province 40 000 quintaux de consommation pendant 6 mois" écrit l'intendant dauphinois Fontanieu au 18ème siècle.

     

    La revente de produits (obtenus légalement ou non) est aussi le métier secondaire par excellence de tous ceux qui ont du mal à survivre. Colportage de denrées alimentaires, vente de plats que les femmes ont préparés, colportage de menus objets du quotidien (rubans, mouchoirs, aiguilles, fil, épingles, crochets, boucles de souliers, boutons, miroirs, gants, peignes, jarretières, bas, plumes à écrire, couteaux, fourchettes, lacet etc). Ces colporteurs et autres vendeurs ambulants parcourent également tout le pays pour acheter et revendre. Dans une enquête réalisée sous le 1er Empire, on note déjà que les colporteurs des Basses-Alpes, du Cantal, du Puy-de-Dôme, de la Meuse ou des Pyrénées sont signalés partout dans l'Empire et que les marchands de peaux de lapin et de lièvre auvergnats fréquentent le Bassin Parisien et jusqu'à la Bretagne. 

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    Gérolamo, le vendeur ambulant - 1872

     

    Mais ces ventes se font sans l’autorisation des autorités le plus souvent ce qui entraîne des arrestations qui peuvent tourner à la révolte : en février 1751, à Paris, « plus de cinq cents personnes de différents sexes » empêchent les maîtres pelletiers fourreurs d’arrêter un colporteur de peaux de lapin ; en juin 1769, du côté de la Bastille, « une grande multitude d’auvergnats et porteurs d’eau » tentent en vain d’empêcher les jurés de la corporation des fabricants de bourses à cheveux et autres petits articles de mode d’arrêter un marchand de parasols et parapluies.

    Louis Sébastien Mercier dénonce dans son Tableau de Paris toutes ces actions destinées à exclure les petits vendeurs : « rien de plus fréquent et et rien qui déshonore plus notre législation. On voit souvent un commissaire avec des huissiers courant après un vendeur de hardes ou après un petit quincaillier qui promène une boutique portative. … on dépouille publiquement une femme qui porte sur son dos et sur sa tête une quarantaine de paires de culottes. On saisit ses nippes au nom de la majestueuse communauté des fripiers […] on arrête un homme en veste qui porte quelque chose enveloppé sous son manteau. Que saisit on ? des souliers neufs que le malheureux avait cachés dans un torchon. Les souliers sont enlevés par ordonnance, cette vente devenant attentatoire à la cordonnerie parisienne ».

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

     

    Gérard Portielje (1856-1929), le vendeur itinérant

     

    Sans patente, point de vente ! En 1796, Marie Denise Toutain, femme d’un charpentier et sa soeur Antoinette sont arrêtées pour avoir vendu sans patente des vêtements à la foire de Meaux. Elles confectionnent des vêtements d’enfants dans de vieux habits et elles vendent des marchandises que leur a confiées une marchande fripière. Leur avocat au procès déclare « les femmes Moreau et fille Toutain sont comme beaucoup de citoyennes de toutes les communes de la République qui, comme elles fabriquent des hardes d’enfants avec de vieux linges qu’elles se procurent , hors d’état de payer la moindre patente, le fond de commerce de la plupart d’entre elles n’équivalent pas au prix de la plus petite patente ».

     

    Un autre marché qui fonctionne bien est la location d’un logement ou d’un lit à plus pauvre que soi. A noter que ce sont souvent des femmes qui tiennent ce genre de commerce. A Paris la moitié des femmes enregistrées comme logeuses en 1767 sont des veuves.

    Ces logements même insalubres et d’une taille ridiculement petite sont une nécessité pour tous ces colporteurs et journaliers qui sont régulièrement sur les routes ou tout simplement loin de chez eux et n’ont que peu de moyens à consacrer à un lit.

    Cependant dès le 18ème siècle les autorités vont là aussi mettre en place des contrôles : à Bordeaux le 8 octobre 1768 la police trouve chez Clément Marselou qui loue avec sa femme et trois de ses enfants une chambre et une « rochelle » à l’étage à trois femmes établies depuis un mois et demi et à 35 vendangeurs des deux sexes. Aucune déclaration n’a été faite par sieur Marselou depuis 1767. Il est condamné à une amende de 25 livres.

     

    Une activité supplémentaire, moins visible mais tout autant essentielle, contraignante, physique pour la personne dite pauvre, consiste dans l’utilisation des biens communaux : ceux-ci sont essentiels pour la survie : lande, forêt, zones marécageuses ou pâturages, tous ces endroits vont permettre à ceux qui peuvent y accéder de trouver du bois pour se chauffer, des herbes, des noix, des baies, du gibier. Mais ces biens ne sont pas accessibles à tous et l’administration a toujours essayé pour des raisons légitimes ou non d’en restreindre l’accès au grand désarroi des populations.

     

    Comment survivre quand on est pauvre ?

    Pierre Edouard Frère - Enfants ramassant des brindilles dans la forêt

     

    En 1727 au Pont de Beauvoisin, le jeudi de l’ascension, les femmes se jettent sur le sergent qui s’apprêtait à donner lecture devant la porte de l’église et en présence de deux hommes de la maréchaussée, d’une ordonnance interdisant aux troupeaux l’accès des secteurs protégés. Elles crient « qu’on ne les empêcherait pas d’aller dans leur bois, qu’elles tueraient plutôt tous ceux qui voudraient les en empêcher ».

    Au 18ème siècle, de nombreuses interdictions voient le jour empêchant les gens de s’adonner à des activités leur permettant de joindre les deux bouts : interdiction de glaner dans les champs tant que les gerbes sont à terre, tant que la dîme ou les droits du seigneur ne sont pas levés ; interdiction de chaumer ou d’arracher le chaume à la main ou au râteau pour la nourriture des bêtes, la litière des étables, la réparation des toits avant fin septembre.

    C’est ainsi qu’en 1775 à Etrépagny en Normandie, les femmes accueillent à coup de pierres les cavaliers venus les arrêter car elles glanaient alors que les gerbes étaient à terre et que la dîme n’était pas encore prélevée.

     

    Sources

    https://www.ariege.com/decouvrir-ariege/autrefois-en-ariege/colportage-haut-couserans

    Vivre pauvre, quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières - Laurence Fontaine

    Histoire du colportage en Europe (15-19ème siècle) - Laurence Fontaine

    Les migrations des pauvres en France à la fin du 19ème siècle : le vagabondage ou la solitude des voyages incertains – Jean François Wagniart

    Les migrations temporaires françaises au XIXe siècle. Problèmes. Méthodes - Abel Chatelain

    Les migrations saisonnières en France sous le Premier Empire - Roger Béteille

    Mobilité du travail, migrations de travailleurs, Europe 1830-1940 

     

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