•  

    Odeurs corporelles

    Au 17ème siècle, Jean de Renou, médecin des rois Henri II, Henri III et Henri IV, définit l’odeur comme une « substance vaporeuse qui sort de la matière odorable ».

    Notre appréciation des odeurs naturelles et artificielles a beaucoup évolué depuis l’Ancien Régime tant d’un point de vue sanitaire que d’un point de vie « cosmétique ».

    Il faut savoir que les odeurs corporelles ont servi longtemps les médecins dans leurs diagnostics. Chaque organe, chaque fluide chaque humeur a en effet selon les théories de l’époque ses propres odeurs et l’intensité des effluves atteste de la vigueur de la personne et est signe d’une intense vitalité. Jean Liébault (médecin - 1535-1592) écrit en 1582  « la sueur qui est de bonne odeur démontre une fort bonne température des humeurs … aussi ceux qui sont pleins de mauvaises humeurs comme les lépreux et les personnes lascives rendent une sueur qui sent le bouc ».

    Odeurs corporelles au fil des siècles

    Médecin tenant la matula (fiole remplie d'urine du malade)

     

    Bordeu, deux siècles plus tard (médecin 1722 1776) considère qu’il y a 7 émonctoires par lesquels les odeurs sortent et plus elles sont fortes plus l’individu est en bonne santé : « la partie chevelue de la tête, les aisselles, les intestins, la vessie, les voies spermatiques, les aines, les séparations des orteils »

    D’où la réticence à l’égard de l’hygiène : nombre de médecins dès la Renaissance dénoncent les méfaits de l’eau : les ablutions trop fréquentes et donc les bains entrainent un affaiblissement de l’animalisation c’est-à-dire de la vitalité.

    Bordeu met d’ailleurs en garde les citadins contre « le luxe de propreté » particulièrement néfaste chez les femmes en couche et les malades suants.

    Bref, le corps médical a longtemps accordé aux odeurs une fonction symptomatique, dont a longuement tenu compte par exemple le médecin et chirurgien Augustin Jacob Landré-Beauvais (1772-1840) :

    « Tous ceux qui se sont occupés de l’art de guérir ont observé les différentes odeurs que notre corps exhale tant en santé qu’en maladie. L’auteur du traité de Arte [Hippocrate] a placé les odeurs dans la classe des signes. Si on jette un coup-d’oeil sur les écrits des médecins cliniques de chaque siècle, partout on voit l’odorat éclairer leurs observations ; on trouve même parmi les peuples cette opinion généralement établie et répandue. […] Leurs réflexions paraissent d’autant plus fondées, que, toutes nos excrétions étant le résultat de l’exercice des fonctions, et particulièrement de l’animalisation, leur changement doit nécessairement annoncer celui de la santé ou de la maladie. »

    « Variant selon le sexe, le climat, les saisons, les aliments ingérés, les passions subies, l’activité journalière, l’odeur corporelle est donc pour le médecin attentif à ses fluctuations un témoin privilégié des dérèglements de l’organisme ».

     

    Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie

    Visite chez le médecin apothicaire - Peinture flamande - 18ème siècle

     

    Cette façon d’appréhender les odeurs existera jusqu’au début du 20ème siècle : un Larousse médical publié avant 1914 semble-t-il donne par exemple pour chaque cas clinique une ou des odeurs bien spécifiques :

    Léthargiques : odeur de cadavre 

    Hystériques : odeur de d’ananas, de cannelle, de musc, de vanille ou d’iris.

    Goutteux : odeur de petit lait.

    Maladies du foie : odeur de musc.

    Maladies de la vessie : odeur urineuse.

    Diabétiques : odeur de foin et d’acétone.

    Rubéole : odeur de plumes d’oie récemment arrachées.

    Scarlatine : odeur de pain cuit.

    Variole : odeur de bête fauve.

    Les nourrissons répandent une odeur aigrelette de beurre fort, plus intense pour ceux au biberon, le lait de vache contenant davantage de beurre

    Dans la vieillesse, l’odeur devient celle des feuilles sèches

     

    Jean-Baptiste Delestre, homme politique du 19ème siècle, consacrera à l’odeur une section de son ouvrage de physiognomonie paru en 1866 : De la physiognomonie :

    « De chaque corps vivant émane une odeur générique ; elle est facile à constater chez les hommes et les animaux, en excitant en eux la transpiration naturelle. La danse, la course, un exercice violent, favorisent ce résultat. Nous n’utilisons pas le sens de l’odorat, faute d’habituer la membrane olfactive à saisir les nuances odoriférantes, si bien appréciables par les animaux et notamment les chiens. C’est une ressource physiognomonique de moins. […] Le tempérament a son influence sur les émanations du tissu cellulaire. Leur force est en rapport avec la solidité de la constitution organique. Pendant le repos momentané du bal, de belles épaules nues laissent exhaler une odeur féminine, essence de vie et de jeunesse, différente de la vierge à l’épouse. Un aveugle expérimenté distinguerait la brune, la blonde et la rousse à cette expansion odorante. Elle est désagréable seulement aux deux extrêmes de la coloration de la peau, chez la négresse et la rousse au ton lacté. Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin. »

     

    Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie

    Jean Baptiste Delestre

     

    Les médecins vont peu à peu s’intéresser aux émanations des corps malades et considérer que ces odeurs sont nocives et peuvent se fixer sur les vêtements, le mobilier autour de lui, les murs de la chambre et devenir un foyer d’épidémie.

    De ce fait l’odeur nauséabonde a le mérite de signaler le danger : ainsi durant l’épidémie de fièvre des camps (épidémie de typhus) qui décima l’armée française à Nice en 1799, « les malheureux soldats répandaient une odeur semblable à celle du gaz phosphoreux en combustion qui se sentait de fort loin et qui séjournait dans les rues et dans les maisons où il y avait le plus de malade ».

    Rousseau dira « l’haleine de l’homme est mortelle pour l’homme » c’est ainsi que l’haleine d’un vidangeur moribond foudroie un compagnon de Jean Noel Hallé, (médecin, 1754-1822).

     

    Cette analyse des odeurs et plus exactement des odeurs puantes va commencer à faire réfléchir sérieusement sur la corrélation entre odeurs putrides et épidémies dans un siècle, (le 19ème siècle) où l’hygiénisme prend de l’essor : l’odeur va devenir peu à peu suspecte et l’objectif va bientôt être de désodoriser le corps et les lieux.

     

    Cet objectif de salubrité et de désodorisation va être encore plus urgent du fait de l’exode rural massif qui est en cours depuis la révolution industrielle et qui entraîne accumulation de déchets dans les grands centres urbains ; or ces déchets provoquent des miasmes putrides considérés comme responsables notamment de la contagion de choléra, qui a ravagé le pays en 1832.

     

    Petit à petit la réflexion va se tourner vers l’entassement des individus dans un espace clos : navire, hôpital, prison, caserne.

    Le traité de « Médecine navale ou nouveaux éléments d’hygiène de pathologie et de thérapeutique medico-chirurgicale » écrit en 1832 indique que le navire est « un marais flottant » du fait de l’eau douce qui stagne en flaque après les pluies, qui imbibe les cordages, dissout les bois, oxyde le fer des boulets formant une boue noirâtre et se mélangeant à l’eau salée ; s’y ajoutent le fumier et la transpiration des bestiaux embarqués, la fiente des volailles, les provisions de morues, les cadavres de rats putréfiés, …bref, un vrai pot-pourri nauséabond et mortifère.

     

    A noter qu’en 1821 l’Arthur, navire de poudrette (excrément desséché) provenant de Monfaucon, à destination de la Guadeloupe : la moitié de son équipage périt durant la traversée du fait de sa cargaison nauséabonde et les autres étaient à l’article de la mort à l’arrivée à Pointe à pitre

     

    Odeurs corporelles au fil des siècles

     

    Quant aux prisons, elles ne sont pas mieux loties : selon l’écrivain Louis Sébastien Mercier (1740-1814) on sent Bicêtre à 400 toises de distance !

    Et aux dires des contemporains du 18ème siècle, l’air vicié des prisons étaient le plus grand supplice qu’on pouvait infliger aux condamnés …

     

    Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie

    Gravure du 19ème siècle : cellule de prison

     

    Les tribunaux ne sont pas en reste, ceci étant : pour l’anecdote Outre-Manche, en 1750 avant l’audience des assise qui se sont tenues à Old Bailey à Londres furent entassés 200 prisonniers dans 2 chambres qui donnaient sur la salle des juges ainsi que dans un réduit relié au tribunal par une porte : ces pièces qui n’avaient pas été nettoyés depuis quelques années ; « la putréfaction était encore augmentée par l’air chaud et renfermé de la salle et par la transpiration d’un grand nombre de personnes. » Deux ou trois avocats périrent ainsi qu’un sous shérif et une quarantaine de personnes présentes dans le tribunal.

     

    Quant aux hôpitaux, on se doute de ce que l’on peut y trouver : sueurs des malades, crachats purulents, pus qui s’écoulent des plaies, odeur du sang, des excréments, de l’urine, promiscuité dans les salles et dans les lits … et toutes ces effluves s’amalgament pour dégénérer en épidémie.

     

    Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie

    Salle de l'Hôpital Saint Sébastien à Marseille vers 1900 

    Promiscuité importante encore au tout début du XXème !

     

    Jacques Ténon, chirurgien (1724-1816) nous donne une description assez saisissante de l’Hôtel Dieu à Paris dans son Mémoire sur les hôpitaux de Paris en 1788 : « pénétration des planchers par le produit des chaises, dégradation des murs par les crachats, imprégnation des paillasses des moribonds » ; et de rajouter :  quand on entrouvre le lit des parturientes « il en sort comme d’un gouffre, des vapeurs humides chaudes qui s’élèvent, se répandent, épaissisent l’air »

     

    Odeurs corporelles au fil des siècles

     

    Et que dire des ateliers où travaillent des hommes, des femmes et des enfants dans des conditions absolument inimaginables aujourd’hui : les cordiers peuvent être victimes de la fermentation du chanvre nauséabond : « la laine imprégnée d’huile fétide répand des vapeurs très désagréables dans les ateliers des tisserands ; aussi sentent-ils une odeur infecte et ont-ils l’haleine puante » ; « l’air fétide des cuirs menacent les cordonniers et les corroyeurs » et les foulons qui travaillent dans des ateliers très chaud environnés d’odeurs d’urine et d’huile pourries !

     

    Louis Sébastien Mercier nous donne une image olfactive très réaliste de ce qu’il voit autour de lui :

    « si l’on me demande comment on peut rester dans ce sale repaire de tous les vices et de tous les maux, entassés les uns sur les autres, au milieu d’un air empoisonné de mille vapeurs putrides, parmi les bûcheries, les cimetières, les hôpitaux, les égouts, les ruisseaux d’urine, les monceaux d’excréments, les boutiques de teinturiers, de tanneurs de corroyeurs ; au milieu de la fumée continuelle de cette quantité incroyable de bois et de la vapeur de tout ce charbon ; au milieu de ces parties arsénicales, sulfureuses, bitumeuses, qui s’exhalent sans cesse des ateliers où l’on tourmente le cuivre et les métaux ; si l’on me demande comment on vit dans ce gouffre dont l’air lourd et fétide est si épais qu’on s’en aperçoit et qu’on en sent l’atmosphère à plus de  3 lieux à la ronde ; air qui ne peut pas circuler et qui ne fait que tournoyer dans ce dédale de maisons ; […] je répondrai que l’habitude familiarise les Parisiens avec les brouillards humides, les vapeurs malfaisantes, et la boue infecte »

    Et de fait, pour ne prendre qu’un exemple, les jeunes filles se promènent sans souci dans le cimetière des Innocents sans être importunés par les exhalaisons des cadavres empilés ; « c’est au milieu de l’odeur fétide et cadavéreuse qui vient offenser l’odorat qu’on voit celles-ci acheter de modes des rubans »

    A noter que le cimetière des Innocents ne sera fermé qu’en 1780 suite à une série de doléances populaires orchestrées par les boutiquiers de la rue de la lingerie…

    Odeurs corporelles au fil des siècles - 1ère partie

    Cimetière des Innocents en 1750

     

    Toutefois même si les individus de ces époques finalement pas si lointaines vivent avec ces odeurs de manière habituelle et s’en accommode faute de mieux, il en est certain que cela gêne  et ils s’en plaignent comme on peut le voir ici : « en 1363, les professeurs et les étudiants de l’université de Paris se plaignent de leurs voisins bouchers qui « tuent leurs bêtes en leurs maisons et le sang et les ordures de ces bêtes ils le jettent tant par jour comme par nuit en la rue Sainte Geneviève et plusieurs fois l’ordure et le sang de leurs dites bêtes gardaient en fosses et latrines qu’ils avaient en leurs maisons, tant et si longtemps qu’il était corrompu et pourri et puis le jetaient en ladite rue de jour et de nuit, dont ladite rue, la place Maubert et tout l’air d’environ était corrompu, infect et puant ».

     

    Suite dans le prochain article ...

     

    Sources

    Le Propre et le sale, l'hygiène du corps depuis le Moyen Age de Georges Vigarello

    Le miasme et la jonquille de Alain Corbin

    Egouts et égoutiers de Paris de Donald  Reid

    La civilisation des odeurs de Robert Muchembled

    La sémiologie des odeurs au XIXe siècle : du savoir médical à la norme sociale de Jean-Alexandre Perras et  Érika Wicky

    L’hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale de Gérard Seignan

    Les hygiénistes face aux nuisances industrielles dans la 1ère moitié du 19ème siècle de Jean-Pierre Baud

     


    votre commentaire
  •  

    La grippe espagnole

     

    La grippe espagnole 1918/1919

    Aix les Bains - Us Army Medical Corps

     

    En France, les premiers cas de grippe espagnole sont semble-t-il enregistrés mi-avril 1918, entre le 10 et le 20 avril précisément, dans les tranchées de Villers-sur-Coudun dans l’Oise. De là l’épidémie se répand à travers la France.

    Toutefois le virologue John S. Oxford, fait de la ville d’Étaples dans le Pas de Calais le point de départ de la grippe espagnole en France. En effet, installé au nord de la ville, un immense camp de l’armée britannique a accueilli à partir de 1915 plusieurs milliers d’hommes et de bêtes (cochons, oies, canards, poulets et chevaux), dont le rassemblement et le confinement ont pu favoriser l’émergence de la pandémie grippale. On y aurait relevé des cas précoces et mortels d’infections respiratoires dans les hôpitaux de ce camp : 71 soldats meurent de “bronchites purulentes” durant l’hiver 1916-1917. Ces cas de bronchites seraient aujourd’hui réévalués comme les premiers cas de la grippe espagnole en France.

     

    La grippe espagnole 1918/1919

     

    La grippe espagnole 1918/1919

    Camps d'Etaples

     

    En 1918, on ne connait pas vraiment la grippe: on ne sait pas ce que c’est, d’où ça vient, comment s’en prémunir ni quels sont vraiment les symptômes : on confond souvent la grippe avec d’autres maladies respiratoires. On sait qu’une épidémie grippale (la 1ère pour laquelle on ait une documentation scientifique détaillée) avait fait rage en 1889, débutant a priori à St Pétersbourg et de là essaimant à travers le monde en faisant 250 000 décès rien qu’en Europe. Il faudra attendre 1933 pour que le virus de la grippe soit isolé chez l’homme et que l’on sache ce qu’il faut combattre.

    Toujours est-il que la virulence de la maladie va aller crescendo dans l'année 1918.

    En mai à Montpellier on recense dans la population civile et militaire 173 cas donnant 12 décès soit un taux de mortalité de 6.8%

    En juin, ce sera 110 cas et 21 décès soit un taux de mortalité de 19%.

    En juin à Rennes, 60 grippes se compliquent de 30 pneumonies et de 20 broncho pneumonies qui font 10 morts (taux de mortalité de 16.6%)

    Le 30 mai, l'ambassadeur de France à Madrid informe Paris que 70 % du personnel de l'ambassade est alité et que les affaires courantes sont suspendues sur l'étendue de la péninsule Ibérique.

    Le 6 juillet 1918 le journal Le Matin écrit dans ses colonnes : « En France, elle est bénigne ; nos troupes en particulier y résistent merveilleusement bien. Mais de l’autre côté du front les Boches semblent très touchés. Est-ce symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité ». 

    Mais la grippette va devenir plus vindicative et ne sera plus du tout perçue comme une alliée ; la France (tout comme le reste du monde) va se trouver vite démunie face à l’ampleur du désastre.

    Après une accalmie passagère en juillet, l’épidémie reprend de la vigueur. Le pic de mortalité est atteint en France et en Grande-Bretagne en novembre 2018 mais une autre vague s’abat sur la France début 2019.

    Le préfet du Pas-de-Calais invite le 4 novembre 1918 les maires à assainir les lieux publics, à défaut de mettre en place des mesures de confinement général. Cette politique publique de désinfection va parfois à l’encontre du discours des scientifiques qui privilégient la quarantaine et le confinement pour limiter la contagion, à l’instar du docteur Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur.

     

    La grippe espagnole 1918/1919

     

    Les pharmacies sont prises d'assaut, des files d'attente se forment devant les comptoirs des herboristes et des droguistes. Il faut piétiner plus d'une heure pour se faire servir et la confection des ordonnances demande un délai de 24 heures. La quinine, l'huile de ricin, le formol, l'aspirine et le rhum qui dit-on soigne la grippe sont en rupture de stock.

    La grippe espagnole 1918/1919

     

    À Marseille, on recense en juillet 356 grippes et 35 décès, soit une mortalité de 9,8 %.

     

    Des états de décès commencent à apparaître, montrant bien que la maladie frappe tout le monde sans distinction de sexe ou d'âge.

    La grippe espagnole 1918/1919

     

    Octobre 1918 : Auchel - Pas de Calais

     

    C'est en été qu'apparaissent, à côté de la pneumonie lobaire, les cas presque toujours mortels de bronchopneumonie avec troubles cardiaques, œdème pulmonaire et cyanose, complications de la grippe.

    C’est que les symptômes ne se limitent pas à de la fièvre, des courbatures et des maux de tête ; le spectacle est bien plus terrifiant : le médecin major Bertin ne peut décrire ce qu’il voit sans malaise : « Quand on circule dans une salle de grippés, on est frappé par l'aspect de ces malades, à demi assis sur leur lit en décubitus latéral, à la respiration brève et pénible qui montre déjà l'intervention des muscles respiratoires accessoires. Ici, on n'observe plus le faciès rouge du début mais un teint plombé. Le regard inquiet semble dire la crainte d'une asphyxie pulmonaire. Bientôt, c'est une pluie de râles sur toute la surface pulmonaire. C'est la forme œdémateuse où le malade crache une mousse blanche parfois sanguinolente. Puis survient l'asphyxie. »

    II existe d'autres formes de complications : complications rénales avec production massive d'albumine et mort foudroyante, bronchite capillaire suraiguë simulant l'œdème pulmonaire suivie d'une mort non moins rapide, gangrènes pulmonaires, complications gastro intestinales donnant l’impression d’intoxication alimentaire suraigüe.

    La cyanose héliotrope est l’un des signes cliniques les plus marquants de cette grippe espagnole avec un pronostic très pessimiste. Le visage, d’abord rosé, dans près de la moitié des cas devient cyanosé c’est-à-dire de couleur noir pourpre, le pronostic change alors radicalement avec un très faible espoir de guérison. La cyanose est telle qu’il est parfois impossible de distinguer une personne de couleur de peau blanche ou noire. Le 8 novembre 1918, quand l’écrivain Blaise Cendrars se rend chez son ami, Guillaume Apollinaire au 202, boulevard Saint-Germain, celui-ci « gisait sur le dos. Il était complètement noir." C’est l’effet de "cyanose héliotrope" consécutif à la grippe espagnole. Le lendemain, le poète était mort.

     

    La période d’incubation étonne en raison de sa rapidité : un rapport de gendarmerie signale que « le neuf courant [octobre], le canonnier Baudin arrivait chez ses parents, au village de la Sapinière (Deux-Sèvres), porteur d'une permission de dix jours et s'alitait. Le 13, il succombait, en même temps que sa mère. Son père décédait le 14 et sa grand-mère le 15».

    Un officier blessé entre à l'hôpital de Tours où éclate la grippe qu'il a contractée au front. Sa femme vient le voir à 2 heures de l'après-midi. Quatre heures plus tard, elle présente les premiers symptômes du mal et, à 8 heures, c'est au tour des officiers de la salle où loge le grippé d'être atteints à quelques minutes d'intervalle.

     

    Toulouse

    La première mention de la grippe à Toulouse date du 16 septembre 1918. La Dépêche écrit en effet ce jour là : « L’état sanitaire de la ville, sans inspirer de graves inquiétudes, laisse beaucoup à désirer en ce moment. On signale, en effet de nombreux cas de grippe et d’influenza et pas mal de malaises intestinaux […]. Il y a eu une recrudescence sérieuse de la maladie, au sein des familles et les décès ont suivi depuis le 9 septembre une marche ascendante : 12 le 10 et 26 le 15, c’est-à-dire hier. »

    Ceci étant il est difficile de dater précisément l’arrivée de l’épidémie dans la ville rose :  « Sur la période de mai 1918 à avril 1919, nous avons un excès de décès de 2200 personnes, décès dus directement à la grippe ou à des complications », écrit Pierre Alquier, médecin, dans une thèse de médecine consacrée à la grippe espagnole à Toulouse.

    Inquiet, le maire de Toulouse, Jean Rieux et son conseil municipal prennent une série de mesures. Le 18 octobre, il est décidé de la fermeture des écoles pour une durée de quinze jours.

    La grippe espagnole 1918/1919

    Jean Rieux en 1919

     

     « Par décision du 17 octobre, prise après avis du comité départemental d’hygiène, M. le préfet, par mesures de précaution, a ordonné la fermeture de toutes les écoles primaires, élémentaires et maternelles, publiques et privées de la Haute-Garonne à partir du lundi 21 octobre jusqu’au 3 novembre inclus. » La Dépêche le 18 octobre 1918.

    Par un arrêté signé le même jour, le maire encadre également les enterrements. Il est décidé qu’il n’y aura plus qu’un enterrement par jour et par paroisse. Le 26 octobre, la municipalité supprime carrément les convois funèbres. Les familles des défunts doivent se rendre directement au cimetière à une heure fixée.

    Il recommande également de désinfecter régulièrement les voitures du tramway.

     

    De nombreux toulousains sont persuadés que les médecins mentent et qu’ils sont en présence de pathologie « exotique » de type dengue, peste, choléra ou variole. Le 21 septembre 1918, Jean Rieux tente de rassurer la population à travers une note dans les journaux toulousains. « Le maire tient à renseigner la population en ce qui concerne l’état sanitaire de la ville. Aucun cas de choléra ne s’est produit et pas davantage il n’y a eu de variole noire. Cela pour répondre à certains bruits alarmants qui circulent en ville et que répandent légèrement des personnes mal renseignées. Ce qui est exact, c’est l’existence de nombreux cas de grippe et, comme conséquence, une augmentation du nombre de la mortalité normale ».

     

    Les malades sont soignés pour la majorité chez eux, à domicile ; les hôpitaux dont l’  Hôtel Dieu sont réservés en priorité aux militaires blessés de guerre.

     

    La préfecture de Haute Garonne multiplie les recommandations. Le 22 octobre : « Pour éviter la grippe il est prudent de ne pas aller dans les théâtres, concerts, cinémas, cafés ; de ne pas faire de stations prolongées dans les églises et dans les temples ; de ne pas s’attarder dans les magasins ; de faire usage le moins possible des tramways. La grippe se propage partout où l’on se réunit nombreux ».

     

    Le Télégramme en octobre 1918 précise que l’Eglise n’est pas en reste : « A cause de la maladie de la grippe qui sévit dans notre ville, Monseigneur l’Archevêque vient d’ordonner de faire dans toutes les églises du diocèse les prières officielles pour le temps de l’épidémie et d’exposer dans l’église Saint Sernin les reliques des Saints spécialement invoqués contre la maladie ».

     

    Mais face à la maladie les moyens sont dérisoires : il manque de médecins (la majorité étant réquisitionnés pour l’armée), le confinement est juste recommandé, les règles d’hygiène ne sont pas bien connues même si le port du masque est en usage et devient même une mode ...

    La grippe espagnole 1918/1919

     

    La grippe espagnole 1918/1919

    Californie 1918

     

    Au final ce sera sur Toulouse un excès de décès de 2200 personnes sur la période mai 1918 à avril 1919 soit 1% de la population.

    La grippe espagnole 1918/1919

     

     

    En France le bilan est estimé à 400 000 morts ; 2.3 millions de morts pour l’Europe

    A l’échelle mondiale l’Institut Pasteur estime l’hécatombe entre 20 et 50 millions de morts

     

    La grippe espagnole 1918/1919

    Hôpital américain de LImoges

     

     

    100 ans plus tard l’histoire se répète-t-elle ?

     

     

    Sources

    Thèse de Pierre Alquier (2007) : la grippe espagnole à Toulouse 1918/1919  

    Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918/avril 1919) de Pierre Darmon

    https://archivespasdecalais.fr/Decouvrir/Un-document-a-l-honneur/La-grippe-espagnole

    https://gallica.bnf.fr/blog/03102018/la-grippe-espagnole?mode=desktop


    votre commentaire
  •  

    Etuves et bains publics

     

    Les bains publics et les étuves du Moyen Age sont peut être l’héritage des thermes de l’Antiquité mais plus sûrement les croisés ont ramené cet art de vivre de leur séjour en Orient.

    On va d'abord se contenter de s'immerger dans de grandes cuves remplies d'eau chaude. et à la fin du 13ème siècle apparaissent les premiers bains saturés de vapeur d'eau.

    Ces établissements sont construits à peu près sur le même schéma : une cave avec des fourneaux en brique, un rez de chaussée divisée en deux grandes pièces : l’une contient une ou plusieurs cuves en bois pour une ou plusieurs personnes. L’autre contient la salle d’étuve dont le plafond est percé de trous au travers desquels s’échappe l’air chaud, des gradins et des sièges. Aux étages il y a les chambres …

    A Paris en 1292 on dénombre 27 établissements.

    Ils se situent généralement dans les rues appelée rue des bains ou rue des étuves, elles sont situées près des points d’eau et proches de lieux fréquentés, comme le marché, la cathédrale, une rue passante, ou encore aux portes de la ville

    À Rodez, des étuves sont mentionnées dans les archives en 1413 rue de la Penavayre, située près de la maison commune et du portail de Penavayre, faisant la jonction entre le Bourg et la Cité.

    A Toulouse, les bains se concentreraient, selon Jules Chalande (dans son ouvrage « Histoire des rues de Toulouse »), dans la rue du Pont-de-Tounis, appelée au XIIIe siècle, rue des bains de la Dalbade. Un peu plus loin, il existe deux étuves rue du Comminges, révélées par le cadastre de 1478, et mentionnées dans une lettre de rémission de 1463.

    Enfin, des étuves se situeraient également dans le quartier du Bazacle, près de la Garonne : le capitaine du guet, après avoir été réprimandé par les capitouls pour protéger des gens malfamés, avoue avoir vu des personnes s’ébattre dans l’une d’elles : « Et car ledit capitaine a dit et confessé en ladite court avoir esté une nuit ès estuves du Basacle de ladite ville et y avoir trouvé Maturin Besson, ung nomme Godefroy de Billon, et l’abbé du public couchez chacun avec une femme dissolue et car ilz fuerent ne les avoir point prins ne mennez en prison la court a ordonné que lesdits capitaine Maturin Godefroy et abbé seront mis en la Conciergerie ».

    Chartres en comptait 5.  

    Ces établissements sont extrêmement florissants et rapportent beaucoup d'argent. Dans plusieurs villes de France, certains d'entre eux appartiennent même au clergé !

     

    Etuves et bains publics

    Valerius Maximus - Facta et dicta memorabilia - fin 15ème

     

    Les bains publics ne sont pas tenus par n’importe qui : les étuviers sont constitués en corps de métiers, et leurs prix sont fixés par le prévôt de Paris. Il leur incombe d'entretenir leurs étuves puisque dans leurs statuts, il est écrit que "les maîtres qui seront gardes du dit métier, pourront visiter et décharger les tuyaux et les conduits des étuves, et regarder si elles sont nettes, bonnes et suffisantes, pour les périls et les abreuvoirs où les eaux vont"

    Ils doivent observer certaines règles comme fermer le dimanche ou ne pas accepter les malades.

    Les étuviers s’occupaient de chauffer l’eau et, quand elle était prête, des crieurs annonçaient l’ouverture des bains

     «Seigneur qu’or vous allez baigner
    Et estuver sans délayer ;
    Les bains sont chauds, c’est sans mentir… »

     

    Une séance d’étuve pouvait être offerte comme pourboire à des artisans, domestiques ou journaliers : « à Jehan Petit, pour lui et ses compagnons varlets de chambre, que la royne lui a donné le jour de l’an pour aller aux estuves : 108 s. »

    Les tarifs vont varier en fonction des options que l'on va prendre : bain en cuve, massage, vin, repas, lit car en effet on ne fait pas que s'y baigner ... Ainsi le livre des métiers d'Etienne Boileau au 13ème siècle nous renseigne sur le prix de ces établissements :

    « Et paiera chascunne personne, pour soy estuver, deus deniers ; et se il se baigne, il en paiera quatre deniers » mais s'estuver et se baigner coûte huit deniers.

    Dürer lors de son voyage dans les anciens Pays Bas au début du 16ème indique dans son journal des dépenses : « Aix la Chapelle dépensé au bain avec des camarades : 5 deniers ».

     

    Etuves et bains publics

    Bains publics de Pouzzoles - Italie - 12ème

     

    A noter que le salaire d'un ouvrier qualifié était de 10 à 11 deniers par jour à la même époque (voir site plus bas)

     

    L’étuve est un moment finalement banal dans le quotidien, associé à des pratiques ludiques comme jouer aux cartes ou s’adonner à des activités plus charnelles.

    On y converse, on y traite ses affaires et on se restaure en bonne compagnie

     

    Etuves et bains publics

     Même les clercs ...

     

    Mais il est vrai que certaines  étuves devinrent même d’aimables maisons de passe. Ainsi l’étuve de Jehannotte Saignant est pourvue en 1466 de « jeunes chambellières de haute gresse ».

     

    Etuves et bains publics

    Miniature du Maître de Dresde - Valerius Maximus - Facta et dicta memorabilia - v. 1480

     

    En tous les cas se baigner dans des cuves d’eau chaude aromatisée constituait un véritable art de vivre associé à d’autres voluptés, comme l’évoque cet extrait d’un rondeau du poète Charles d’Orléans (1394-1465) ou même le Roman de la Rose :

    « Et on y boit du vieux et du nouveau,
    On l’appelle le déduit de la pie ;
    Souper au bain et dîner au bateau,
    En ce monde n’a telle compagnie. »

    L’écolier de mélancolie, Rondeau LXV, 1430-1460

     

    Etuves et bains publics

    Les dits de Watriquet de Couvin - v.1300

     

     « Puis revont entr’eus as estuves,
    Et se baignent ensemble ès cuves
    Qu’ils ont es chambres toutes prestes,
    Les chapelès de flors es testes »

     Le Roman de la Rose, vers 11 132 et suiv. (fin du 13ème siècle).

     

    Philippe de Bourgogne au début du 15ème siècle louera pour la journée la maison de bains de Valenciennes dans le Nord avec les filles de joie pour mieux honorer l’ambassade anglaise venue à sa rencontre.

    Etuves et bains publics

    Valerius Maximus - Facta et dicta memorabilia - fin 15ème

     

    A la fin du 14ème les étuves commencent à séparer les sexes

    Les officiers municipaux d’Avignon interdisent en 1441 l’entrée des étuves aux hommes mariés.

    A Toulouse, en 1477, le Parlement condamne Jacques Roy, un étuviste, pour avoir abrité des prostituées : « Il sera dit que la court mete l’appelant et ce dont a esté appellé au neant et au surplus veues ces confessions dudit prisonnier et les confrontations des tesmoins faictes en ladicte court dit sera que pour reparation des rufianage vie deshonneste dont a usé icelui prisonnier ès estuves dudict Thoulouse et ailleurs la court le condamne à fere tout nu le tours par les rues acostumées de la ville de Tholoze et aussi par devant les maisons de bains et estuves et en ce fait est banni et fustigué et sera banny et le bannist la court de toute la ville et viguerie de Tholoze jusques à ung an et l’absoult ayant esgard à son vieulx aage et aussi pour contemplation de ses femme et enfans de plus grand peine par lui defunt. Et enjoin ausdict capitoulz qu’ilz gardent et facent diligence que esdicts bains et estuves ne aillent en ladicte vie dissolue et facent bonne justice de autres personages nommes en proces » .

     

    La licence sexuelle et la promiscuité qui règnent au sein des bains ont contribué à la fin de ces établissements : en effet, c’est le lieu idéal pour répandre les maladies vénériennes et les épidémies.

    En 1573, Nicolas Houel, apothicaire de Paris, tint les étuves pour responsables de nombreuses contaminations. Ce dernier écrivit dans son traité de la peste : « Bains et étuves publiques seront pour lors délaissés, pour ce qu’après les pores et petits soupiraux du cuir, par la chaleur d’icelle, sont ouverts plus aisément, alors l’air pestilent y entre ».

     

    En plus au 16ème siècle, l’église y met sérieusement son nez et sa morale : l’eau est source de plaisir donc c’est immoral. Se laver va devenir de plus en plus rare voire interdit par les instances ecclésiastiques et médicales, l'eau étant dangereuse en plus d'être pernicieuse.

    A Dijon la dernière des 4 étuves est détruite au 16ème siècle (La plus réputée se situait dans le quartier de la paroisse Saint-Jean. Une autre, celle du Vert-Bois, était connue dans l’actuelle rue Verrerie).

    Etuves et bains publics

    Pas loin de la cathédrale Ste Bénigne - Dijon

     

    Le « livre commode des adresses » ne recense plus à Paris en 1692 qu’un tout petit nombre de bains publics dont un bain de femmes rue Saint André des Arts.

     

    Etuves et bains publics

     

    Au 17ème siècle il reste encore des établissements mais plutôt destiné à la noblesse, tenus par un baigneur et leur visite reste quand même peu fréquente : avant un mariage ou un rendez vous galant ou pour y cacher des amours secrètes …

    Il faudra attendre le 18ème siècle et surtout le 19ème pour qu'enfin, timidement, la propreté et l'hygiène passent à nouveau par l'usage de l'eau ...

     

    Sources

    http://medieval.mrugala.net/

    Espaces et pratiques du bain au Moyen Âge de Didier Boisseuil

    Le propre et le sale de Georges Vigarello

     

     

     

     


    votre commentaire
  •  

     

    Vies oubliées - Au coeur du 18ème siècle - Arlette Farge

     

    Comment saisir les vies oubliées, celles dont on ne sait rien ? Comment reconstituer au plus près l’atmosphère d’une époque, non pas à grands coups de pinceau, mais à partir des mille petits événements attrapés au plus près de la vie quotidienne, comme dans un tableau impressionniste ?


    Arlette Farge offre ici ce qu’on appelle les « déchets » ou les « reliquats » du chercheur : ces bribes d’archives déclarées inclassables dans les inventaires, délaissées parce que hors des préoccupations présentes de l’historien. Ce sont des instantanés qui révèlent la vie sociale, affective et politique du siècle des Lumières. Prêtres, policiers, femmes, ouvriers, domestiques, artisans s’y bousculent.


    De ces archives surgissent des images du corps au travail, de la peine, du soin, mais aussi des mouvements de révolte, des lettres d’amour, les mots du désir, de la violence ou de la compassion.
    Le bruit de la vague, expliquait Leibnitz, résulte des milliards de gouttelettes qui la constituent ; Arlette Farge immerge son lecteur dans l’intimité de ces vies oubliées. Une nouvelle manière de faire de l’histoire.

     

    Historienne du XVIIIème siècle, directrice de recherches au CNRS-EHESS,  Arlette Farge est l'auteure d'une trentaine d'ouvrages dont Essai pour  une histoire des voix et La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle aux éditions Bayard.

     


    votre commentaire
  •  

    La rue de l'Ancien Régime au 19ème siècle

     

    La rue de l’Ancien Régime est bordée de maisons basses, mal alignées, de 1 à 3 étages, avec de grandes portes cochères donnant sur des cours intérieures. Elle est étroite, tortueuse, le jour n’y pénétrant pas à cause des avancées de toit. La rue est remplie d’obstacles mouvants : des hommes, des animaux de basse-cour et de boucherie, des animaux domestiques, les charrois, les nuisibles comme les rats ; elle est le réceptacle des eaux usées, des déjections animales, du sang des animaux abattus. S’y empilent les pailles et fourrages pour les chevaux, les fagots pour les boulangers, l’huile pour l’éclairage ou le chauffage…

    Un voyageur de la fin du 18ème siècle écrit à propos de Toulouse : "Toulouse n'a que quelques quartiers agréables, et ce sont les plus modernes Tout le reste n'est qu'un amas confus de vieilles maisons mal construites, sans goût, sans agrément , sans architecture,  et dont les communications ne sont assurées que par une foule de vilaine rues sales, tortueuses, et étroites".

    Les boutiques sont devant les portes, sur des tréteaux à même la rue ce qui accentue l’encombrement.

     

    La rue sous l'Ancien Régime jusqu'au 19ème siècle

     

    C’est ainsi que le registre de la prison du grand Chatelet indique que le 1er septembre 1775 le sergent de poste a été requis de se transporter à la descente du pont Notre Dame où une infinité de revendeuses de fruits étalent leurs marchandises au mépris des différentes ordonnances des magistrats de police rendues pour faire cesser les embarras qu’elles occasionnent à la voie publique et aux boutiques qu’elles masquent et y a été arrêtée l’une d’entre elles qui a maltraité d’un coup de maillet un perruquier qui l’a voulu renvoyée. Elle a dit se nommer Elisabeth Vallentin, 21 ans native de Paris marchande de fruits, demeurante rue st Victor ».

     

    La rue est un lieu de divertissement pour les grands et les petits. Les artistes de rue y jouent de leur instrument et amusent les bonnes gens. 32 fêtes sont données par an à Paris au 18ème siècle sans compter les dimanches. La foule est importante à ces occasions, réunissant les pauvres en haillons et les bourgeois dans leurs beaux habits. Mais les jeux divers et variés des petits et des grands peuvent finir mal. Ainsi « le 18 février 1746 une sentence de police condamne à 100 livres d’amende chacun les nommés Bosselot Jean et Mignot dont les enfants en jouant avec des charbons dans des pots avaient mis le feu sur la voie publique à une voiture de paille et renouvelle les défenses faites aux pères, mères, et maîtres de laisser jouer et vagabonder les enfants apprentis et domestiques dans les rues ou places publiques »

    A partir de 1822 à Paris ils sont interdits car « sous prétexte de jouer d’un instrument, tel que la vielle, la guitare, la harpe, etc., des individus pénètrent dans les cours, dans les cafés, les cabarets, et y donnent lieu à des plaintes, soit à raison des chansons licencieuses qu’ils chantent, soit à raison des embarras qu’ils causent dans les rues et places où ils stationnent ». 

     

    La rue est aussi le lieu des plaisirs : "on enlève tous les mois sans beaucoup de façons et sur simple ordre d'un commissaire 3 à 400 femmes publiques. On met les unes à Bicêtre pour les guérir, les autres à l'Hôpital pour les corriger" nous dit Mercier - Voir les articles sur l'enfermement des pauvres ICI et ICI.

    Le nombre de prostituées diffèrent selon les auteurs : Pour Mercier "on compte à ¨Paris 30 000 flles publiques c'est à dire vulgivagues et 10 000 environs moins indécents qui sont entretenues et passent d'année en année en différentes mains. On les appelait autrefois filles folles de leur corps". Et de rajouter : "si la prostitution venait à cesser tout à coup, 20 000 filles périraient de misère, les travaux de ce sexe malheureux ne pouvant pas suffire ici à son entretien ni à sa nourriture".

     

    Et que dire des chevaux ? ils y sont les rois : jusqu’à l’aube du XXe siècle, la rue est en effet le domaine du cheval : Paris, vers 1900, compte plus de quatre-vingt mille chevaux en activité, pour tirer les diligences, les fiacres et les camions, sans parler des chevaux de promenade et de la cavalerie militaire. Progressivement les chevaux vont céder la place aux vélocipèdes qui prennent une place de plus en plus importante tout en effrayant chevaux et piétons (on compte 60 000 vélos à Paris en 1893, 94 255 en 1898, 212 510 en 1900). Les 1ères voitures vont faire leur apparition ainsi que les transports en commun type tramway d’abord à traction animale dans les années 1850 puis à traction mécanique vers les années 1875.

     

    La circulation dans les grandes villes devient si intense que Louis Figuier (écrivain et vulgarisateur scientifique né en 1819 à Montpellier et mort à Paris en 1894) écrit dans les années 1880 que « la circulation devient chaque jour plus difficile dans les rues de la capitale » et reste stupéfait devant « le mouvement des véhicules au carrefour du boulevard Montmartre et de la rue Montmartre, vulgairement nommé le Carrefour des écrasés, [qui] est de plus de 100 000 par jour… ».

     

    Au 18ème siècle déjà la circulation à Paris est vivement critiquée : « quant aux carrosses il y en a ici un nombre infini qui sont délabrés et couverts de boue et qui ne sont faits que pour tuer les vivants. Les chevaux qui les tirent mangent en marchant (…) tant ils sont maigres et décharnés. Les cochers sont si brutaux , ils ont a voie si enrouée et efroïable, et le claquement continuel de leur fouet augmente le bruit d’une manière si horrible qu’il semble que toutes les Furies soient en mouvement pur faire de Paris un enfer. Cette voiture cruelle se paye par heure, coutume inventée pour abréger les jours dans un temps où la vie est si courte » JP Marana Lettre d’un sicilien à un de ses amis, fin du 17ème.

     

    La rue sous l'Ancien Régime jusqu'au 19ème siècle

     

    La rue est un lieu de violence et ce d’autant plus que l’éclairage est inexistant la nuit : « 10 juin 1785, midi, Marie Jeanne Quelin, 54 ans, femme de P. Grignon, cordonnier, dépose qu’elle a été attaquée dans la rue, qu’ils levèrent ses jupes et lui firent des attouchements malhonnêtes en lui portant les mains sur les cuisses, et autres parties de son corps ».

    17 août 1775. Xavier Billod compagnon menuisier dit qu'il y a une heure sa femme a été attaquée sous la porte cochère par la femme Mage qui lui a jetée une assiette de faïence qu'elle avait à la main et avec les morceaux lui a asséné des coup au visage, et elle est blessée au point d'être au lit et qu'elle est bien mal".

    9 avril 1783. 11h du soir, Bailley, huissier audiencier en la chambre des comptes du Roy demeurant à Paris rue St Antoine face la vieille rue du Temple, se plaint que passant de jour d'hui rue de Gèvres, en face la rue St Jérôme, à l'heure ci dessus indiquée, on lui a jeté d'une fenêtre à grand carreau du 2ème sur le devant des immondices dont le sieur Bailley s'est immédiatement récrié, desquels immondices il nous est apparu, tant sur son habit que sur son chapeau qui en étaient tout imbibés".

     

    La rue est d’autant plus violente qu’elle abrite une population ouvrière miséreuse prompte aux émeutes. Louis Sébastien Mercier (écrivain et philosophe né en 1740 et mort à Paris en 1814) écrit que « si l’on abandonnait le peuple de Paris à son premier transport, s’il ne sentait lus derrière lui le guet à cheval, le commissaire et l’exempt, il ne mettrait aucune mesure dans son désordre ; la populace délivrée du frein auquel elle est accoutumée, s’abandonnerait à des violences d’autant plus cruelles qu’elle ne saurait elle-même où s’arrêter ».

     

    "3 juin 1775. 8 h du soir, le caporal vient d'arrêter rue Neuve St Martin à la réquisition d'un officier de robe courte, un particulier prévenu de l'avoir insulté dans ses fonctions et a voulu exciter une émotion populaire".

     

    Cet encombrement permanent est un obstacle à la circulation tant des personnes que des biens et donc un obstacle au commerce. La promiscuité entre hommes, animaux et déchets en tout genre est également propice à la saleté, aux maladies et aux incendies.  Ainsi « une voiture est indispensable ici au moins pour les étrangers. Mais les français savent d’une façon merveilleuse marcher au milieu des saletés sans se salir. Ils sautent artistement de pavé en pavé (…). L’illustre Tournefort qui avait fait presque le tour du monde après être revenu à paris fut écrasé par un fiacre après être revenu à Paris parce que durant son voyage il avait désappris l’art de bondir comme un chamois dans les rues, talent indispensable pour tous ceux qui vivent ici. » N. Karamzine voyages en France 1789-90

     

    La rue sous l'Ancien Régime jusqu'au 19ème siècle

    L'embarras de Paris - Nicolas Guérard 1648-1719

     

    Louis Sébastien Mercier écrit dans son Tableau de Paris en 1783 qu’ « on vient d’établir dans tous les corps de garde des civières ou brancards garnis d’un matelas (…) de même on trouve chez le commissaire de quartier des bandes, des compresses, de la charpie (…) car marcher dans Paris toute la journée pour ses affaires c’est aller pour ainsi dire à l’assaut ».

     

    La rue sous l'Ancien Régime jusqu'au 19ème siècle

    BnF - Les couvreurs de Paris/Embarras de Paris

    « Le 8 octobre 1763 minuit et demi est trouvé Jean François Cassagne, juste âgé de 15 ans, sans asile, vendant des épingles depuis hier attendu que son père l’avait mis dehors, est envoyé au petit chatelet de police »

     A partir du 16ème siècle, de multiples règlements tentent avec plus ou moins de succès de s’attaquer à l’assainissement et la propreté de rues. Mais aussi à la sécurité.

    Mettre des trottoirs, paver les rues, mettre des rigoles, cartographier précisément la ville, codifier la voierie , relever les noms des rues, éclairer les rues, les agrandir, créer des espaces spécialisées comme les marchés aux fleurs, aux poissons, aux bestiaux va constituer le début de la transformation de la ville qui va conduire à la rue haussmannienne, régulière, large, aérée, bordée d’immeubles plus ou moins chargés de décorations, de six ou sept étages. Le modèle hausmannien va s'imposer peu à peu dans les grandes villes : Lyon en 1853, Marseille et Lille en 1858, Montpellier en 1861, Toulouse en 1864. L'hausmannisation va permettre enfin la mobilité et les échanges au sein des villes.

     

    La rue sous l'Ancien Régime jusqu'au 19ème siècle

    Louise Marie de Schryver - Rue Royale à Paris - 1898

     

    Lille détruit ses remparts et annexe Fives, Moulin et Wazemmes, perce de grandes artères comme la rue de la gare (actuelle rue Faidherbe) en 1869/1870 et la rue Impériale en 1862 (actuelle rue Nationale).

     

    La rue de l'Ancien Régime au 19ème siècle

    Percement de la rue de la Gare à Lille - 1869 - Le Blondel

     

    Les rues vont porter des noms officiels grâce à des plaques en fer blanc à partir de 1728 mais la pluie et le mauvais temps effacent les caractères. Donc le nom des rues fut gravé dans la pierre. Louis Sébastien Mercier précise que « les graveurs de noms de rue ont été obligés de  travailler de nuit tant ils étaient assaillis de quolibets, de coups et de menaces de séditions lorsqu’ils travaillaient en plein jour ».

     

    Progressivement les chemins et rues se vêtent de macadam, technique mise au point en Angleterre vers 1814 par John Loudon MacAdam, qui consiste à déposer sur un sol bien drainé, trois couches de cailloux tassés au rouleau. Ce procédé n’est pas parfait car il demande un entretien important des rues. Dès 1835, à Paris, l’asphalte revêt les trottoirs puis vient le tour du bitume et du goudron qui vont permettre une étanchéité plus importante des rues macadémisées. Un réseau d’égout est créé sous la ville de Paris dans la 2ème moitié du 19ème. Lire l'article sur les latrines ..ICI

     

    Sources

    Vivre dans la rue à Paris au 18ème siècle de Arlette Farge

    Histoire de la rue de Maurice Garden (Pouvoirs 2006/1 n° 116) 

    La rue parisienne au xixe siècle : standardisation et contrôle ? de Sabine Barles ( Romantisme 2016/1 n° 171) 

     


    votre commentaire