La rue de l'Ancien Régime au 19ème siècle
La rue de l'Ancien Régime au 19ème siècle
La rue de l’Ancien Régime est bordée de maisons basses, mal alignées, de 1 à 3 étages, avec de grandes portes cochères donnant sur des cours intérieures. Elle est étroite, tortueuse, le jour n’y pénétrant pas à cause des avancées de toit. La rue est remplie d’obstacles mouvants : des hommes, des animaux de basse-cour et de boucherie, des animaux domestiques, les charrois, les nuisibles comme les rats ; elle est le réceptacle des eaux usées, des déjections animales, du sang des animaux abattus. S’y empilent les pailles et fourrages pour les chevaux, les fagots pour les boulangers, l’huile pour l’éclairage ou le chauffage…
Un voyageur de la fin du 18ème siècle écrit à propos de Toulouse : "Toulouse n'a que quelques quartiers agréables, et ce sont les plus modernes Tout le reste n'est qu'un amas confus de vieilles maisons mal construites, sans goût, sans agrément , sans architecture, et dont les communications ne sont assurées que par une foule de vilaine rues sales, tortueuses, et étroites".
Les boutiques sont devant les portes, sur des tréteaux à même la rue ce qui accentue l’encombrement.
C’est ainsi que le registre de la prison du grand Chatelet indique que le 1er septembre 1775 le sergent de poste a été requis de se transporter à la descente du pont Notre Dame où une infinité de revendeuses de fruits étalent leurs marchandises au mépris des différentes ordonnances des magistrats de police rendues pour faire cesser les embarras qu’elles occasionnent à la voie publique et aux boutiques qu’elles masquent et y a été arrêtée l’une d’entre elles qui a maltraité d’un coup de maillet un perruquier qui l’a voulu renvoyée. Elle a dit se nommer Elisabeth Vallentin, 21 ans native de Paris marchande de fruits, demeurante rue st Victor ».
La rue est un lieu de divertissement pour les grands et les petits. Les artistes de rue y jouent de leur instrument et amusent les bonnes gens. 32 fêtes sont données par an à Paris au 18ème siècle sans compter les dimanches. La foule est importante à ces occasions, réunissant les pauvres en haillons et les bourgeois dans leurs beaux habits. Mais les jeux divers et variés des petits et des grands peuvent finir mal. Ainsi « le 18 février 1746 une sentence de police condamne à 100 livres d’amende chacun les nommés Bosselot Jean et Mignot dont les enfants en jouant avec des charbons dans des pots avaient mis le feu sur la voie publique à une voiture de paille et renouvelle les défenses faites aux pères, mères, et maîtres de laisser jouer et vagabonder les enfants apprentis et domestiques dans les rues ou places publiques »
A partir de 1822 à Paris ils sont interdits car « sous prétexte de jouer d’un instrument, tel que la vielle, la guitare, la harpe, etc., des individus pénètrent dans les cours, dans les cafés, les cabarets, et y donnent lieu à des plaintes, soit à raison des chansons licencieuses qu’ils chantent, soit à raison des embarras qu’ils causent dans les rues et places où ils stationnent ».
La rue est aussi le lieu des plaisirs : "on enlève tous les mois sans beaucoup de façons et sur simple ordre d'un commissaire 3 à 400 femmes publiques. On met les unes à Bicêtre pour les guérir, les autres à l'Hôpital pour les corriger" nous dit Mercier - Voir les articles sur l'enfermement des pauvres ICI et ICI.
Le nombre de prostituées diffèrent selon les auteurs : Pour Mercier "on compte à ¨Paris 30 000 flles publiques c'est à dire vulgivagues et 10 000 environs moins indécents qui sont entretenues et passent d'année en année en différentes mains. On les appelait autrefois filles folles de leur corps". Et de rajouter : "si la prostitution venait à cesser tout à coup, 20 000 filles périraient de misère, les travaux de ce sexe malheureux ne pouvant pas suffire ici à son entretien ni à sa nourriture".
Et que dire des chevaux ? ils y sont les rois : jusqu’à l’aube du XXe siècle, la rue est en effet le domaine du cheval : Paris, vers 1900, compte plus de quatre-vingt mille chevaux en activité, pour tirer les diligences, les fiacres et les camions, sans parler des chevaux de promenade et de la cavalerie militaire. Progressivement les chevaux vont céder la place aux vélocipèdes qui prennent une place de plus en plus importante tout en effrayant chevaux et piétons (on compte 60 000 vélos à Paris en 1893, 94 255 en 1898, 212 510 en 1900). Les 1ères voitures vont faire leur apparition ainsi que les transports en commun type tramway d’abord à traction animale dans les années 1850 puis à traction mécanique vers les années 1875.
La circulation dans les grandes villes devient si intense que Louis Figuier (écrivain et vulgarisateur scientifique né en 1819 à Montpellier et mort à Paris en 1894) écrit dans les années 1880 que « la circulation devient chaque jour plus difficile dans les rues de la capitale » et reste stupéfait devant « le mouvement des véhicules au carrefour du boulevard Montmartre et de la rue Montmartre, vulgairement nommé le Carrefour des écrasés, [qui] est de plus de 100 000 par jour… ».
Au 18ème siècle déjà la circulation à Paris est vivement critiquée : « quant aux carrosses il y en a ici un nombre infini qui sont délabrés et couverts de boue et qui ne sont faits que pour tuer les vivants. Les chevaux qui les tirent mangent en marchant (…) tant ils sont maigres et décharnés. Les cochers sont si brutaux , ils ont a voie si enrouée et efroïable, et le claquement continuel de leur fouet augmente le bruit d’une manière si horrible qu’il semble que toutes les Furies soient en mouvement pur faire de Paris un enfer. Cette voiture cruelle se paye par heure, coutume inventée pour abréger les jours dans un temps où la vie est si courte » JP Marana Lettre d’un sicilien à un de ses amis, fin du 17ème.
La rue est un lieu de violence et ce d’autant plus que l’éclairage est inexistant la nuit : « 10 juin 1785, midi, Marie Jeanne Quelin, 54 ans, femme de P. Grignon, cordonnier, dépose qu’elle a été attaquée dans la rue, qu’ils levèrent ses jupes et lui firent des attouchements malhonnêtes en lui portant les mains sur les cuisses, et autres parties de son corps ».
17 août 1775. Xavier Billod compagnon menuisier dit qu'il y a une heure sa femme a été attaquée sous la porte cochère par la femme Mage qui lui a jetée une assiette de faïence qu'elle avait à la main et avec les morceaux lui a asséné des coup au visage, et elle est blessée au point d'être au lit et qu'elle est bien mal".
9 avril 1783. 11h du soir, Bailley, huissier audiencier en la chambre des comptes du Roy demeurant à Paris rue St Antoine face la vieille rue du Temple, se plaint que passant de jour d'hui rue de Gèvres, en face la rue St Jérôme, à l'heure ci dessus indiquée, on lui a jeté d'une fenêtre à grand carreau du 2ème sur le devant des immondices dont le sieur Bailley s'est immédiatement récrié, desquels immondices il nous est apparu, tant sur son habit que sur son chapeau qui en étaient tout imbibés".
La rue est d’autant plus violente qu’elle abrite une population ouvrière miséreuse prompte aux émeutes. Louis Sébastien Mercier (écrivain et philosophe né en 1740 et mort à Paris en 1814) écrit que « si l’on abandonnait le peuple de Paris à son premier transport, s’il ne sentait lus derrière lui le guet à cheval, le commissaire et l’exempt, il ne mettrait aucune mesure dans son désordre ; la populace délivrée du frein auquel elle est accoutumée, s’abandonnerait à des violences d’autant plus cruelles qu’elle ne saurait elle-même où s’arrêter ».
"3 juin 1775. 8 h du soir, le caporal vient d'arrêter rue Neuve St Martin à la réquisition d'un officier de robe courte, un particulier prévenu de l'avoir insulté dans ses fonctions et a voulu exciter une émotion populaire".
Cet encombrement permanent est un obstacle à la circulation tant des personnes que des biens et donc un obstacle au commerce. La promiscuité entre hommes, animaux et déchets en tout genre est également propice à la saleté, aux maladies et aux incendies. Ainsi « une voiture est indispensable ici au moins pour les étrangers. Mais les français savent d’une façon merveilleuse marcher au milieu des saletés sans se salir. Ils sautent artistement de pavé en pavé (…). L’illustre Tournefort qui avait fait presque le tour du monde après être revenu à paris fut écrasé par un fiacre après être revenu à Paris parce que durant son voyage il avait désappris l’art de bondir comme un chamois dans les rues, talent indispensable pour tous ceux qui vivent ici. » N. Karamzine voyages en France 1789-90
L'embarras de Paris - Nicolas Guérard 1648-1719
Louis Sébastien Mercier écrit dans son Tableau de Paris en 1783 qu’ « on vient d’établir dans tous les corps de garde des civières ou brancards garnis d’un matelas (…) de même on trouve chez le commissaire de quartier des bandes, des compresses, de la charpie (…) car marcher dans Paris toute la journée pour ses affaires c’est aller pour ainsi dire à l’assaut ».
BnF - Les couvreurs de Paris/Embarras de Paris
« Le 8 octobre 1763 minuit et demi est trouvé Jean François Cassagne, juste âgé de 15 ans, sans asile, vendant des épingles depuis hier attendu que son père l’avait mis dehors, est envoyé au petit chatelet de police »
A partir du 16ème siècle, de multiples règlements tentent avec plus ou moins de succès de s’attaquer à l’assainissement et la propreté de rues. Mais aussi à la sécurité.
Mettre des trottoirs, paver les rues, mettre des rigoles, cartographier précisément la ville, codifier la voierie , relever les noms des rues, éclairer les rues, les agrandir, créer des espaces spécialisées comme les marchés aux fleurs, aux poissons, aux bestiaux va constituer le début de la transformation de la ville qui va conduire à la rue haussmannienne, régulière, large, aérée, bordée d’immeubles plus ou moins chargés de décorations, de six ou sept étages. Le modèle hausmannien va s'imposer peu à peu dans les grandes villes : Lyon en 1853, Marseille et Lille en 1858, Montpellier en 1861, Toulouse en 1864. L'hausmannisation va permettre enfin la mobilité et les échanges au sein des villes.
Louise Marie de Schryver - Rue Royale à Paris - 1898
Lille détruit ses remparts et annexe Fives, Moulin et Wazemmes, perce de grandes artères comme la rue de la gare (actuelle rue Faidherbe) en 1869/1870 et la rue Impériale en 1862 (actuelle rue Nationale).
Percement de la rue de la Gare à Lille - 1869 - Le Blondel
Les rues vont porter des noms officiels grâce à des plaques en fer blanc à partir de 1728 mais la pluie et le mauvais temps effacent les caractères. Donc le nom des rues fut gravé dans la pierre. Louis Sébastien Mercier précise que « les graveurs de noms de rue ont été obligés de travailler de nuit tant ils étaient assaillis de quolibets, de coups et de menaces de séditions lorsqu’ils travaillaient en plein jour ».
Progressivement les chemins et rues se vêtent de macadam, technique mise au point en Angleterre vers 1814 par John Loudon MacAdam, qui consiste à déposer sur un sol bien drainé, trois couches de cailloux tassés au rouleau. Ce procédé n’est pas parfait car il demande un entretien important des rues. Dès 1835, à Paris, l’asphalte revêt les trottoirs puis vient le tour du bitume et du goudron qui vont permettre une étanchéité plus importante des rues macadémisées. Un réseau d’égout est créé sous la ville de Paris dans la 2ème moitié du 19ème. Lire l'article sur les latrines ..ICI
Sources
Vivre dans la rue à Paris au 18ème siècle de Arlette Farge
Histoire de la rue de Maurice Garden (Pouvoirs 2006/1 n° 116)
La rue parisienne au xixe siècle : standardisation et contrôle ? de Sabine Barles ( Romantisme 2016/1 n° 171)
De quoi vivent les instituteurs au 19ème siècle?
De quoi vivent les instituteurs ?
La loi Guizot de 1833 nous l’avons vu précédemment impose 200 francs par an minimum d’appointement à la charge des communes. Mais nombre de communes ne peuvent pas s’acquitter de ce salaire.
Ajouté à ce traitement fixe existe une rétribution par enfant scolarisé qui est modulée en fonction du contenu de l’enseignement : lire ou lire et écrire ou lire écrire et compter. Or là aussi nombre de parents se contentent du strict minimum.
Par ailleurs les dépenses de chauffage sont mises à la charge de l’enseignant qui va également se débrouiller lui-même pour trouver du matériel scolaire.
Au final l'instituteur n'a pas réellement de quoi vivre et doit, on va le voir plus loin, cumuler les emplois pour s'en sortir et même faire la quête à certains moments de l'année (voir ICI).
Salle de classe
François Guizot suite à la promulgation de la loi de 1833 sur l’instruction primaire voulut en savoir davantage sur la situation des instituteurs, ne serait-ce que pour vérifier la bonne application de cette loi.
C’est ainsi que 490 inspecteurs généraux firent leur enquête aux quatre coins de la France.
Le sentiment général qui ressort de cette enquête fait réfléchir …
Les parents sont manifestement indifférents concernant l’instruction de leurs enfants, sauf dans les régions de l’Est et du Nord-Est. Les notables des villages sont souvent hostiles à l’enseignement populaire. La maison d’école est le plus souvent dans un état pitoyable. Il manque des livres et du mobilier. Le cours est donné dans le logement du maître, où habite sa propre famille, et en hiver, en pays froid, l’école se tient même dans une étable, pour profiter de la chaleur des bêtes. Les écoles sont presque vides pendant l’été, à cause du travail aux champs. Et en hiver, se rendre à l’école par les mauvais chemins peut être difficile, surtout pour les petits enfants. Tout cela ne motive pas les enfants à se rendre à l’école. L’usage des patois et des dialectes est par ailleurs tellement répandu que le français est presque considéré comme une langue étrangère, ou comme la langue des bourgeois.
Paul Lorain, professeur de rhétorique et l’un des 490 inspecteurs généraux écrira : « La misère des instituteurs [est] égale à leur ignorance, le mépris public [est] mérité souvent par leur ignominie ». Paul Lorain - Tableau de l'instruction primaire en France, 1837
Quelques témoignages de cette enquête :
Louis L’Épatattenier, instituteur communal de la ville de Besançon, âgé de 43 ans, breveté du 1er degré le 20 décembre 1830 reçoit 300 francs de traitement fixe de la ville. En outre, les 36 élèves, qui fréquentent son école, en été comme en hiver, payent 3 francs par mois.
A noter que la rétribution scolaire payée par chaque enfant peut s’élever jusqu’à 3 voire 5 francs dans une grande ville, surtout dans une école privée, mais ce tarif est moins élevé dans une commune plus petite : elle peut s’abaisser jusqu’à 1,5 ou 2 francs dans une commune de moyenne taille et à environ 0,5 ou 1,5 francs dans une commune de moins de 1 000 habitants.
Jean-Louis-Augustin Fauchon, instituteur communal à Fontenay-Saint-Père (commune de moins de 1 000 habitants), âgé de 50 ans, breveté du 2e degré le 8 août 1817, reçoit 50 francs comme secrétaire, 15 francs comme chantre, 25 francs comme tambour et 30 francs pour l’horloge. Il devrait avoir un traitement fixe comme instituteur communal, puisqu’il a 40 francs d’indemnité de logement. Pourtant, « le conseil municipal a refusé l’allocation pour l’année 1834 car « il n’est pas bien avec le curé parce qu’il ne forme pas d’enfants de chœur »…
Claude-François Vieille, instituteur communal à Aïssey (commune de moins de 1 000 habitants), âgé de 53 ans, breveté du 2e degré en 1833, est logé et reçoit 135 francs de traitement fixe comme instituteur. La tenue de l’école est « très bien » et il s’acquitte de ses devoirs d’instituteur avec « de la capacité et du zèle ». Pourtant, « il est obligé de quitter la commune parce qu’il ne peut pas chanter à l’église ».
N’oublions pas qu’à cette époque l’Eglise avait toujours une influence importante sur la vie de tous les jours.
Étienne Vislain, instituteur privé dans la commune de la Souterraine, âgé de 66 ans, breveté du 3e degré le 1er décembre 1825, représente bien quelle était l’existence habituelle de beaucoup d’anciens maîtres avant la loi Guizot. Au moment de l’enquête, il n’a pas d’élèves et, selon l’inspecteur spécial, « il paraît que son âge en est cause ». Cet instituteur, qui a « assez de zèle » mais « peu de capacité », tient en effet une auberge qui constitue une partie de sa fortune personnelle avec sa maison.
Joseph Lagoutte, huissier à Guéret, âgé de 39 ans, breveté du 2e degré en 1825, a une « capacité au dessus de ses fonctions », mais un « zèle médiocre ». D’ailleurs, il a « l’habitude du café » et « il aime le plaisir ». Bien qu’il n’ait obtenu aucune récompense, il a reçu un secours de 300 francs en 1826. Pourtant, l’école est tenue « très faiblement » et il donne « peu de soin » à la tenue des cahiers. La rétribution scolaire payée par les enfants n’est pas suffisante, puisque seulement 24 élèves en hiver et 15 en été fréquentent son école et que, hormis les 6 élèves enseignés gratuitement, les enfants ne payent que 1,5 à 2 francs. Il semble qu’il vit plus comme huissier que comme instituteur.
Jour d'examen - Albert Anker - 1862
Par ailleurs dans certaines communes il y a des usages qui obligent l’instituteur à être chantre, bedeau, fossoyeur, secrétaire de mairie .. et si jamais ils ne peuvent assumer ces tâches, ils doivent rembourser les frais correspondant à son remplacement ; ainsi Charles Sauvestre, ardéchois, en 1848 écrit : « les enterrements me ruinent ; je n’ai jamais pu prendre sur moi de faire fossoyeur et je suis obligé, comme sacristain, de donner 15 sous à l’homme qui creuse la fosse à ma place ».
Ceci étant usage ou pas usage, s'il n'exerce que son métier d'enseignant, l'instituteur ne peut subvenir à ses besoins dans la majorité des cas. C'est ainsi qu'il va être certes secrétaire de mairie ou bedeau mais aussi arpenteur (n'oublions pas que c'est une matière étudiée à l'école normale), écrivain public, sabotier, épicier ...
Donc certes le traitement des instituteurs s’est globalement amélioré depuis 1833 mais la situation financière de l’instituteur reste malgré tout peu enviable. Il reste du travail à faire dans ce domaine ...
Toujours est-il que l’amélioration du statut de l’instituteur va se poursuivre tout au long du 19ème siècle.
La loi Falloux du 15 mars 1850 en fixant le minimum du revenu scolaire à 600 francs, va en revanche interdire aux instituteurs communaux toute profession commerciale ou industrielle. Mais certaines des tâches de nature collective de la commune leur sont encore dévolues : secrétaire de mairie, chantre d’église ou directeur des postes, receveur buraliste sous la condition que ce soit « sans cumul d’occupations commerciales », c’est-à-dire qu’elle ne soit pas associée à celle de débitant de tabac.
Alfred de Falloux (1811-1886)
Mais malgré cette interdiction force est de constater que les instituteurs sont toujours dans la nécessité matérielle de cumuler les emplois : « Tous veulent être secrétaire de mairie, beaucoup ne dédaignent pas d’être chantre d’église. Mais certains tombent de Charybde en Scylla et s’emploient à des tâches ou des services de toute nature : arpenteur pouvait encore passer parce que relevant d’une vieille tradition ; mais il y a aussi des receveurs buralistes, des agents d’assurance, des sonneurs de cloches, des bedeaux et des sacristains ; les uns blanchissent le linge d’autel, battent le tambour ou sont chargés de remonter l’horloge publique, tandis que les autres aident les fabricants de cercueils à mettre les corps en bière, creusent les fosses au cimetière, et même s’en vont l’été casser des cailloux sur les grand’routes. » François Jacquet-Francillon, » Instituteurs avant la République ».
Armand-Achille Adrien, instituteur public à Pontoise, explique lors du concours de 1861 - organisé autour de la question suivante : Quels sont les besoins de l’instruction primaire dans une commune rurale, au triple point de vue de l’école, des classes et du maître ? - que la question du cumul d’emplois est cruciale :
« Si l’on veut donner aux fonctions d’instituteur quelque considération, il convient que celui-ci ne soit plus obligé de demander le pain de sa famille au cumul d’une foule d’emplois, dont quelques-uns sont si vulgaires qu’ils sont dédaignés quelquefois par les manouvriers de son village ».
Jérôme Magueur, instituteur en Dordogne à Saint Amand-de-Coly, écrit à l’occasion de ce concours : « Il m'est pénible de porter à la connaissance de M. le Ministre l'état de notre misère. Quoique connaissant l'affreuse situation de mes collègues voisins, je ne parlerai que de la mienne, en particulier: je me mariai à l'âge de 23 ans, c'est-à-dire quelques mois après ma nomination; je pris une femme sage, belle, d'une honnéte famille; mais n'ayant que 400 F de dot; mon père ne paie que 6 F pour toute imposition, et n'a pas d'argent à la banque: chacun peut comprendre si ma position était belle! Nous nous mariâmes sous le régime de la communauté; hé bien, maintenant nous avons trois enfants, bien portants, bien joufflus, quoiqu'ils ne mangent, les pauvres petits! que de la soupe et ne boivent que de l'eau. Avec cet ordinaire, j'ai mangé la dot de ma femme, et me suis endetté de près de six cents francs. Comment ferai-je à l'avenir? Je n'en sais rien, je l'entrevois; mais j'espère. Comment paierai-je? Je n'en sais rien non plus [...) Avec une telle condition, puis-je avoir beaucoup de zèle? Non, non. Que le gouvernement, s'il veut avoir le droit de nous demander beaucoup, nous accorde un traitement en rapport avec les services que nous pouvons lui rendre ».
Le maître dans sa salle de classe - Johann Peter Hasenclever - 1850
Louis Arsène Meunier, dans sa Lettre à Monsieur le ministre de l’Instruction publique sur les besoins actuels de l’instruction primaire dans les campagnes, répondra également à la question du concours de 1861 : « dans presque toutes les écoles rurales, le curé a proscrit la géographie comme inutile, l’histoire comme dangereuse, la grammaire comme propre à former suivant l’expression de M. de Montalembert, d’affreux petits rhéteurs ; dans aucune il n’est plus question d’arpentage ni de dessin linéaire ni de tenue de livres. Restent la lecture, l’écriture et le calcul ; mais quoique restreinte, ces matières sont loin de recevoir les développements désirables à cause du temps que prennent sur la durée des classes l’étude et la récitation du catéchisme, l’étude et la récitation des évangiles, l’étude et la récitation de l’histoire sainte, avec les explications que le maître est tenu de donner sur chacun de ces sujets ».
Victor Duruy en 1864 réorganisa l’enseignement en remontant le niveau des études, organisa des conférences pédagogiques et essaya de rehausser le statut des instituteurs car en effet pour beaucoup de personnes, les instituteurs sont en fait des « rusés » ayant réussi à échapper aux travaux laborieux de l’usine ou des champs. Et que dire de leurs longues vacances et de leurs peu d’heures de travail … Mais bien peu comprennent la difficulté du métier et tout ceci pour un salaire misérable. Victor Duruy ne cessa de les présenter dans ses discours, comme les "soldats de la paix", principaux artisans du combat contre l'ignorance.
Victor Duruy (1811-1894)
Mais leur situation n’a guère changé. Ainsi on peut lire dans L’Avenir républicain de l’Aube en 1873 un témoignage d’un instituteur décrivant les difficultés de sa profession :
« plus de la moitié d’entre nous sont atteints d’infirmité dès l’âge de 35 ans : vue faible, maladie du coeur, de poitrine, extinctions de voix, etc ; pour ma part j’ai 70 élèves des deux sexes ; ma classe est séparée en deux parties par une cloison : les filles sont d’un côté et les garçons de l’autre ; j’ai 5 divisions de garçons et 5 divisions de filles. Tout ce monde travaillant constamment, il me faut instruire et surveiller les autres en même temps. Un grand nombre de ces enfants ne s’en retournent pas chez eux à midi ; ils dînent en classe ; il me faut alors garder la récréation , prendre mon repas, répondre au public qui vient pour affaires à la mairie et préparer mes leçons pour la classe du soir. Bien plus s’il prend envie à monsieur le curé d’appeler les enfants quand je sors de ma classe à 11h pour faire répéter leur catéchisme ; il me faut aux termes du règlement les accompagner à l’église, les y surveiller en présence de monsieur le curé qui ne peut paître ses agneaux sans avoir son chien à ses côtés. Pendant ce temps le public m’attend, mon dîner refroidit ; et les autres élèves filles et garçons se bousculent ensemble dans ma salle de classe en faisant un sabbat épouvantable. Le tout pour la plus grande gloire de Deu. Après mes six heures de classe pendant lesquelles j’ai enseigné lecture, écriture, calcul, orthographe, histoire et géographie etc à chacune de mes divisions, il me faut faire dans la soirée un cours d’adultes à 20 jeunes gens ».
Ecole primaire supérieure de garçons - Brignoles
Une loi de 1875 accorde une allocation supplémentaire de 100 francs aux instituteurs et institutrices du premier huitième de la liste de mérite dressée chaque année, et 50 francs à ceux qui figurent sur le second huitième. L’évaluation de l’administration scolaire est donc importante non seulement pour la carrière professionnelle mais également pour le montant de leur traitement.
La loi du 16 juin 1881, qui rend l’enseignement public obligatoire et gratuit, supprime définitivement la rétribution scolaire et supprime enfin le lien direct qu’il y avait entre le nombre d’élèves et le montant du traitement des enseignants.
Enfin loi du 19 juillet 1889, qui fixe les traitements du personnel de l'instruction primaire publique, impose que désormais le traitement des instituteurs est à la charge du Trésor public. Les enseignants échappent désormais entièrement au contrôle municipal.
Richard Hall : La classe manuelle. École de petites filles - 1890
Sources
Les premiers instituteurs (1833-1882) de Fabienne Reboul-Sherrer
Les enseignants au 19 et 20ème siècle
Le "bon maître" du 19ème siècle - Cinq générations d’instituteurs et d’institutrices d’après les dossiers de récompenses honorifiques (1818-1902), thèse de Jung-In KIM
Histoire incorrecte de l'école de Virginie Subias Konofal
La République des instituteurs de Jacques et Mona Ozouf
Les instituteurs sous le Second Empire - Pour une approche régionale des mémoires de 1861: l’exemple de l’académie de Rennes - Gilbert Nicolas
Les instituteurs du 19ème siècle racontent leur vie par Philippe Lejeune
La 1ère génération d'instituteurs
La 1ère génération d’instituteurs
Cette génération des anciens maîtres est née avant la loi Guizot. Ces hommes n'ont guère eu une enfance qui les préparait à leur futur métier. Certains ont eu de la chance, d’autres ont réussi par leurs efforts à gravir les échelons de la société, mais le plus souvent chance et travail étaient nécessaires face à l’adversité.
Toujours est-il qu’ils ont appris sur le tas et ont transmis leur connaissance comme ils le pouvaient.
Claude-François Gauthier, né à Bruailles (Saône-et-Loire) en 1797 devient instituteur privé aux Bullets en octobre 1828. Il est né d’une famille de paysans pauvres. Même si son père « faisait tout ce qu’il pouvait pour [l’]envoyer en classe afin de [lui] faire apprendre quelque chose, » Claude-François sait à peine lire « car, dans ce temps là, on n’instruisait point d’enfants gratuitement ». Après avoir grandi, il se fait employer comme manoeuvre et domestique, puis devient livreur pour 400 francs chez un riche commerçant de Lyon, qui lui propose alors 800 francs pour le retenir comme commis. Tombé malade, il est obligé de quitter la ville et de retourner à son pays natal. En 1824, il est devenu second domestique de la maison du principal du collège de Louhans à des gages de 100 francs. Au renouvellement de son engagement pour une deuxième année, le principal lui propose, pour lui faire préparer l’examen du brevet de capacité, de lui donner des leçons, à ses moments de loisir, ainsi que des devoirs d’écriture et de calcul. Cette préparation lui permet, à la fin de l’année, de passer son examen au bureau du principal. Celui-ci l’accepte, même s’il n’est pas « bien fort », lui disant qu’il « en [saura] assez pour instruire les petits enfants de la campagne et qu’[il se perfectionnera] » après l’examen
Claude-François Gauthier, Aventures de la vie d’un vieil instituteur, Gauthier Claude-François aux Bullets, commune de Sagy, de 1828 à 1864, Réédition avec une introduction de Pierre Ponsot, par la Société des Amis de l’Instruction et de l’Agriculture de Sagy et Saint-Martin-du-Mont, Mars 2000, p. 31, 39, 45. Le texte fut écrit en 1858 et publié la première fois en 1912.
Hippolyte-Auguste Dupont, né à Arboras, petite commune du département de l’Hérault, le 5 février 1787, dans une famille de pauvres vignerons, ne connaît et ne parle que le patois de son pays de langue d’Oc jusqu’à l’âge de 12 ans. C’est en apprenant le catéchisme qu’il apprend le français, et « c’est en cherchant à en déchiffrer les mots sans trop d’aide qu’il a la première et faible conception de sa future méthode, celle de lire les lettres par groupes au lieu de les séparer817 ». Grâce à cette méthode, et grâce à ses efforts autodidactes, il devient l’un des premiers professeurs de grammaire de son époque. Il s’installe à Paris en 1835, ouvrant une maison d’éducation. Il enseigne même aux petits-fils du roi Louis-Philippe et il devient l’un des premiers instituteurs chevaliers de la Légion d’honneur. Hippolyte-Auguste Dupont est nommé chevalier de la Légion d’honneur par le décret du 25 avril 1847. Sa méthode de lecture, la citolégie, connut un succès remarquable.
Louis Arsène Meunier est fils d’ouvriers, né en 1801 ; il travailla dès sa douzième année dans une fabrique de cotonnades de Nogent-le-Rotrou
Il commence sa carrière d’instituteur ambulant en 1816 et il raconte son expérience ainsi :
« À cette époque, la moitié des instituteurs du moins dans les campagnes du Perche étaient des instituteurs ambulants. On les trouvait, soit dans les communes privées d’écoles communales alors en grand nombre, soit dans des fermes isolées ou des hameaux éloignés des centres de population. […] Le sort de ces instituteurs ambulants était souvent préférable à celui de leurs confrères qui dirigeaient des écoles de village, car, outre que la rétribution payée par leurs élèves était la même, […] ils avaient leur pain quotidien assuré par la faculté qu’ils avaient de prendre un repas dans chacune des maisons où ils rendaient ».
Il donne cours aux huit enfants d’une ferme, qui lui assure « la nourriture à la table commune, un lit dans une étable, avec une rétribution de quarante sous par mois », et va donner quatre heures de classe à six nouveaux élèves dans trois fermes environnantes pour quatre francs par mois. Au total, il reçoit six francs par mois pour huit heures de classe en parcourant au moins cinq ou six kilomètres de chemins presque impraticables chaque jour.
Mais durant l’été les enfants sont occupés par les travaux des champs et il n’a plus d’élèves. La première année, par ignorance ou par fierté, il ne va pas chercher du travail mais revient chez ses parents, étaminiers devenus chômeurs et obligés de quitter leur ancien logement faute de pouvoir payer le loyer. Ne pouvant lui-même mendier car cela pourrait compromettre sa carrière d’instituteur faisant de lui « un homme vil, indigne de se livrer à l’éducation de la jeunesse », il vit cet été là du pain que ses parents mendient.
Il demande à passer l’examen du brevet de capacité afin de pouvoir ouvrir sa propre école. L’examen, organisé par le principal du collège de Nogent-le-Rotrou, a lieu le 17 février 1820 et il obtient le brevet du 2e degré. Il ouvre le 1er août 1820 son école primaire, en achetant une maison très vaste, une ancienne gendarmerie. Il existe déjà six établissements pour l’instruction des garçons à Nogent-le-Rotrou : un collège, une institution d’enseignement primaire et secondaire l’école gratuite des frères et trois écoles primaires non subventionnées. La concurrence est rude et il devra fournir des efforts considérables, travailler avec acharnement et démontrer ses talents pour ne pas retomber dans la misère dont il vient de sortir.
En 1832, il devint directeur de l’École normale d’instituteurs de l’Eure. Il rédigea de nombreux articles pour L’Echo des instituteurs, dans lesquels il y dénonçait leur misère matérielle, leur situation de domestiques des curés de village, les persécutions dont ils souffraient.
Mémoires d’un ancêtre ou les tribulations d’un instituteur percheron, Louis-Arsène Meunier, 1801-1887 », Cahiers percherons, n° 65-66, Association des Amis du Perche, 1981.
Sources
Les enseignants au 19 et 20ème siècle
Ecoles et écoliers dans le nord au 19ème siècle
Le "bon maître" du 19ème siècle - Cinq générations d’instituteurs et d’institutrices d’après les dossiers de récompenses honorifiques (1818-1902), thèse de Jung-In KIM
Histoire incorrecte de l'école de Virginie Subias Konofal
La République des instituteurs de Jacques et Mona Ozouf
Les instituteurs sous le Second Empire - Pour une approche régionale des mémoires de 1861: l’exemple de l’académie de Rennes - Gilbert Nicolas
Les instituteurs du 19ème siècle racontent leur vie par Philippe Lejeune
Formation et rémunération des enseignants au 19ème siècle
Formation et rémunération
Il ne faut pas se voiler la face, sous la Révolution et même après, l’incompétence des instituteurs est manifeste. L’idée d’un établissement qui formerait les futurs enseignants éclot lors de la Révolution mais n’aboutit pas réellement.
Il faudra attendre 1808 pour que la 1ère école normale primaire voit le jour dans le Bas Rhin : les élèves-maîtres devaient y rester 4 ans et apprendre la langue allemande, l’arithmétique, des éléments de physique, la calligraphie, la géographie, le dessin, la musique, le chant, des notions d’agriculture et de gymnastique et apprendre la méthodologie.
L’expérience fut intéressante mais n’eut pas de succès et on se borna en 1816 à instaurer pour les futurs instituteurs, un brevet de capacité : tout particulier pouvait enseigner du moment qu’il obtint du curé ou du maire de la commune où il avait résidé au moins 3 ans un certificat de bonne conduite et qu’il fut examiné par un inspecteur d’académie.
Le brevet se décomposait en 3 degrés :
- Le 3ème degré est accordé à ceux qui savent suffisamment lire, écrire et compter
- Le 2ème est délivré à ceux qui possèdent l’orthographe, la calligraphie le calcul
- Le 1er pour ceux qui possèdent la grammaire française , l’arithmétique, sont en état de donner des notions de géographie, d’arpentage et tout autre connaissance utile dans l’enseignement primaire
Le principe de ce brevet sera conservé par Guizot qui écrira à ce sujet en 1833 : « « Il est évident que l’instruction primaire tout entière repose sur cet examen […]. Supposez qu’on y mette un peu de négligence, ou de complaisance, ou d’ignorance, et c’en est fait de l’instruction primaire »
Brevet de capacité en 1882
Pendant ce temps l’idée des écoles normales primaire fait son chemin et en 1828, 11 écoles normales voient le jour. Toutes dirigées par des congrégations enseignantes.
Il faut attendre 1833 et François Guizot pour que l’Etat se charge enfin de la direction de ces écoles et se réapproprie l’enseignement. Désormais il y aura une école normale primaire par département. Les élèves doivent financer leurs études sauf s’ils sont boursiers.
Le contenu de leur enseignement est le suivant :
L’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, l’arithmétique, le système légal des poids et mesures, la grammaire française, le dessin linéaire, l’arpentage, des notions de sciences physiques applicables aux usages de la vie , la musique la gymnastique, des éléments d’histoire et de géographie de la France plus de la méthodologie.
Les 1ères écoles normales féminine furent créées en 1838.
Le conseil général du Nord n’attendit pas la loi Guizot et dès 1832 vota les crédits nécessaires pour la création d’une école normale. S’agissant de former des institutrices, ce fut plus difficiles car les moyens manquent. Le Conseil général va se contenter de voter 10 bourses en 1843 pour des élèves maîtresses qui poursuivraient leurs études auprès des Dames de Flines, congrégation religieuse habituée à former des institutrices depuis 1835. Ce ne sera qu’en 1883 que l’école normale de fille ouvrira ses portes à Douai.
Ecole normale de Douai - 59
Les programmes se firent plus pointues et rapidement, ces écoles furent victimes de leurs succès : on les accusa de susciter des idées subversives : c’est-à-dire de favoriser l’émergence des idées démocratiques et socialistes.
Entrée de l'école normale de Douai, rue d'Arras
Des voix s’élevèrent dans la société bien pensante pour demander à ce que le niveau de connaissance des maîtres fut plus modeste de façon à ne pas en faire des demi-savants mais des hommes et des femmes dont le seul objectif était de remplir correctement la tête des enfants.
C’est ainsi que la loi Falloux de 1850 allégea les programmes et les modifia dans un esprit plus clérical. L’instruction morale et religieuse figure au premier rang des matières enseignées. Les congrégations religieuses se voient faciliter l'ouverture d'établissements d'enseignement, et les municipalités ont le droit de choisir un congréganiste comme instituteur dans les écoles primaires publiques. Elle déclara également que la création d’écoles normales primaires n’était pas une obligation du moment que les départements se débrouillent pour recruter et former les enseignants. A noter que Victor Hugo était opposé à cette loi.
Falloux expliquera ainsi la présence de l'Eglise dans l'éducation de l'enfant :
Malgré l’amélioration du statut de l’instituteur dès 1833, il est très difficile de les recruter et une fois recrutés de les garder. En effet le métier ne suffit pas à vivre décemment. Les premiers mois, le salaire est trop faible pour les dépenses de la vie courante, comme payer la pension à l’auberge. Les instituteurs sont alors obligés de cumuler les emplois (employés de bureaux, travailleurs à la ferme, secrétariat en mairie…). En 1837 par exemple il est décrit que « tous les ans au mois d’octobre les instituteurs font une quête dans les principales maisons du village ; ces quêtes s’étendent sur le vin, le beurre, les œufs le fromage … ».
Ainsi l'inspecteur des écoles primaires, Carlier, constate en 1838 : « Ce qui importe le plus en ce moment c'est l'amélioration du sort des instituteurs communaux qui pour la plupart manquent des moyens d'existence. On peut dire que les deux tiers au moins sont loin d'avoir une existence honorablement assurée ».
En 1840, 300 instituteurs sur 650 vivent dans une position proche de la misère. En 1846, la moyenne des salaires ne dépasse pas 450 francs par an. Et encore pour y parvenir, les maîtres d'école cumulent les emplois. La situation est encore plus difficile pour les institutrices communales. Sur 118 maîtresses d'école recensées en 1846, 33 gagnent moins de 400 francs par an, 47 de 400 à 600 francs, 9 de 600 à 700 francs.
10 seulement atteignent 1 000 francs. Et à la différence de leurs collègues masculins, elles sont tenues de payer leur loyer.
Or la Commission d'enquête du canton de Carnières (du côté de Cambrai) dans sa réponse à une enquête sur la question du travail agricole et industriel estime qu'un célibataire se contentant du strict minimum a besoin de 350 francs par an, un couple avec deux enfants 725 francs. Un instituteur a manifestement du mal à s’en sortir…
Le maître d'école dans sa classe - Johann Peter Hasenclever
Sources
Les enseignants au 19 et 20ème siècle
Ecoles et écoliers dans le nord au 19ème siècle
Le "bon maître" du 19ème siècle - Cinq générations d’instituteurs et d’institutrices d’après les dossiers de récompenses honorifiques (1818-1902), thèse de Jung-In KIM
Histoire incorrecte de l'école de Virginie Subias Konofal
La République des instituteurs de Jacques et Mona Ozouf
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Les instituteurs du 19ème siècle racontent leur vie par Philippe Lejeune
Recrutement des enseignants au 19ème siècle
Recrutement des enseignants
Il ne faut pas oublier que sous l’ancien régime le plus gros de l’instruction relève des congrégations religieuses ; or en les supprimant, la Révolution se trouva face à un problème extrêmement préoccupant : par qui remplacer les enseignants religieux ? et comment les former très vite ?
Avant de se focaliser sur ce point, regardons comment, en amont, l’enseignement est perçu à partir de la Révolution.
Le décret du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) pose dans son article 1 un principe simple et clair : « l’enseignement est libre » et précise dans son article 2 qu’« il sera fait publiquement » ; nous avons ici les premiers prémices d’un service public.
Mais les parents ont toute latitude dans le choix de l’établissement qui instruira leurs enfants. A noter que les instituteurs étaient rémunérés à raison du nombre d’élèves fréquentant leur école.
Ce droit dans le libre choix est d’ailleurs réaffirmé par la Constitution de l’an III, « les citoyens ont le droit de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction ainsi que des sociétés libres pour concourir aux progrès des sciences des lettres et des arts ».
Cette liberté est malgré tout à double tranchant car les familles aisées ont la possibilité de créer une école privée dispensant un enseignement traditionnel préservant leur descendance des idées nouvelles issues de la Révolution.
C’est ainsi que le Directoire intervint en s’appuyant sur l’article 356 de la Constitution qui permettait à l’Etat de « surveiller les professions qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens ».
Un arrêté du 17 pluviose an VI (5 mai 1796) ordonna donc aux administrations municipales de visiter une fois par mois les écoles particulières afin de vérifier « si les maîtres ont soin de mettre entre les mains de leurs élèves, comme base de la première instruction, les droits de l’homme, la constitution et les livres élémentaires qui ont été adoptés par la convention ».
Ceci étant il est difficile de contrer les habitudes et traditions : Fourcroy, conseiller d’état, écrit en effet à cette époque que « le défaut d’instruction sur la religion est le motif principal qui empêche d’envoyer leurs enfants à ces écoles. On préfère les envoyer chez des maîtres particuliers que l’on aime mieux payer parce qu’on espère y trouver une meilleure instruction, des moeurs plus pures et des principes de religion auxquels on tient beaucoup ».
Antoine François de Fourcroy
La loi sur l’Instruction du 11 floreal an X (1er mai 1802) va trancher les choses de façon un peu simpliste : les petites écoles seront laissés sous le contrôle des communes car elles sont les mieux à mêmes de savoir ce qui est bon pour leurs paroissiens.
Les instituteurs seront donc choisis par le maire, leur traitement sera composé du logement (à défaut leur sera versée une indemnité compensatrice) et d’une rétribution fournie par les parents et déterminée par les conseils municipaux. Les parents qui sont dans la gêne pourront en être exemptés.
Les instituteurs sont sous la coupe des communes… ce qui ne manquera pas d’impacter leur statut comme nous le verrons plus loin.
Il est manifeste que Napoléon se désintéresse de l’instruction du peuple : « le petit peuple les travailleurs des villes et des campagnes ne sont pas nés pour être instruits ; pour eux l’instruction est un luxe inutile voire dangereux car les lumières rendent le peuple raisonneur et critique et le détournent de l’atelier ou des champs ».
En revanche les établissements secondaires ont toute son attention puisqu’il limita dès le consulat ce régime de liberté : « il ne pourra être établi d’écoles secondaires sans l’autorisation du gouvernement ».
La loi du 10 mai 1806 quant à elle affirme qu’« il sera formé sous le nom d’Université impériale un corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publique dans tout l’empire » ; elle a ses ressources propres et s'administre elle-même sous l'autorité d'un grand maître.
Mais cette loi présente un certain nombre de lacunes et faiblesses très nettes :
- L’enseignement primaire n’est pas concerné par cette loi et laissé aux mains des communes
- L’instruction des filles est mis de côté : Napoléon ne pense pas qu’ « il faille s’occuper d’un régime d’instruction pour les jeunes filles ; elles ne peuvent être mieux élevées que par leur mère ; l’éducation publique ne leur convient pas puisqu’elles ne sont point appelées à vivre en public […] le mariage est toute leur destination »
- La neutralité des programmes disparaît puisque « toutes les écoles de l’Université impériale prendront pour base de leur enseignement les préceptes de la religion catholique »
Le décret du 17 mars 1808 ajoute que « l’enseignement public dans tout l’empire est confié exclusivement à l’université. Aucune école, aucun établissement quelconque d’instruction ne peut être formé hors de l’université impériale et sans l’autorisation de son chef. Nul ne peut ouvrir d’école ni enseigner publiquement sans être membre de l’université impériale »
Enfin les articles 2 et 3 du règlement de l’université impériale du 17 septembre 1808 enfoncèrent le clou en précisant qu’ « à dater du 1er janvier 1809, l’enseignement public dans tout l’empire sera confié exclusivement à l’Université. Tout établissement quelconque d’instruction qui ne serait pas muni d’un diplôme exprès du grand maître cessera d’exister »
La Restauration conservera ce monopole d’état sur la formation des enseignants, l’élaboration des programmes et la délivrance des diplômes.
Quant à aux petites écoles, rien de nouveau puisque l'ordonnance du 29 février 1816 porte que chaque commune doit pourvoir à l'instruction primaire des enfants et ceci gratuitement pour les indigents. Un certificat de bonnes moeurs, un brevet de capacité et une autorisation rectorale sont imposés à tout instituteur tant public que privé. Dans les faits, les vérifications sont pour le moins inexistantes …Il faudra attendre la loi Guizot l’instruction primaire du 28 juin 1833 pour que cette obligation imposée aux communes devienne une réalité.
François Guizot
La Monarchie de Juillet fut assez hésitante sur la question d’autant plus que la charte de 1830 avait promis la liberté d’enseignement mais le monopole étatique fut maintenu.
Nous verrons dans un prochain article que la loi Guizot et celles qui suivirent vont également améliorer le sort des instituteurs quant à leurs appointements notamment mais vont aussi lui permettre de petit à petit prendre leur indépendance face au maire et au curé de la commune…
Sources
Les enseignants au 19 et 20ème siècle
Ecoles et écoliers dans le nord au 19ème siècle
Le "bon maître" du 19ème siècle - Cinq générations d’instituteurs et d’institutrices d’après les dossiers de récompenses honorifiques (1818-1902), thèse de Jung-In KIM
Histoire incorrecte de l'école de Virginie Subias Konofal
La République des instituteurs de Jacques et Mona Ozouf
Les Lumières et l'éducation du peuple
Les Lumières et l’éducation du peuple
L’éducation des enfants est un sujet qui a donné lieu à de nombreux écrits et débats de Montaigne à nos jours en passant par les Lumières. Tant sur le contenu pédagogique que sur les méthodes d’apprentissage mais aussi sur les bénéficiaires de cette éducation (les femmes, les pauvres, ou seulement une élite et dans ce cas laquelle : les petits de la noblesse, les petits du monde bourgeois ….).
Bref, au dix-huitième siècle l’éducation est encore réservée aux classes aisées et, surtout destinée aux hommes.
Il est vrai que les femmes de bonne famille accèdent à une certaine instruction mais force est de constater que cette instruction reste assez « superficielle » et destinée essentiellement à les préparer aux diverses mondanités qu’elles vont avoir à vivre (Ce thème fera l’objet d’un article ultérieur).
Diderot l’explique très bien dans son ouvrage « Sur les femmes », dans lequel il critique la finalité de leur instruction : « Le soin principal est de prévenir l’ennui, de multiplier les amusements, d’étendre les jouissances. À cette époque, les femmes sont recherchées avec empressement, et pour les qualités aimables qu’elles tiennent de la nature, et pour celles qu’elles ont reçues de l’éducation » .
Quant à la classe populaire, qu’en est-il réellement de leur instruction ?
L’Eglise dispense à tous, pauvres et moins pauvres, une instruction de base, gratuite, qui leur permettra de ne pas tomber dans les travers de la Religion réformée. Car c’est bien cela l’objectif recherché : éviter que les jeunes âmes ne s’égarent.
Le grand maître d'école de Jean Jacques de Boissieu - 1780
C’est ainsi que depuis le dix-septième siècle les Jésuites contrôlent l’éducation dans les collèges ainsi que l’enseignement dans quelques universités en imposant leur modèle éducatif dans toute la France mais aussi dans toute l’Europe. Voltaire sera d’ailleurs élève au collège jésuite Louis le Grand à Paris.
Les écoles de charité de leur côté vont fleurir dans la seconde moitié du 17ème siècle. Elles sont destinées aux enfants pauvres avec le même objectif avoué de conserver ces derniers dans le giron de l’Eglise.
Le maître d'école - 17ème - Adriaen Van Ostende
Par exemple à partir de 1666, Charles Démia ecclésiastique français, fondateur du séminaire Saint-Charles à Lyon (1637-1689) entame une action éducative dans le diocèse de Lyon en proposant aux autorités municipales un plan d’éducation du peuple : « Les pauvres n’ayant pas le moyen d’élever ainsi leurs enfants, ils les laissent dans l’ignorance de leurs obligations : le soin qu’ils ont de vivre fait qu’ils oublient celui de leur faire apprendre à bien vivre et eux-mêmes ayant été mal élevés, ils ne peuvent communiquer une bonne éducation qu’ils n’ont jamais eue. […] Ils se soucient fort peu que leurs enfants apprennent les bonnes mœurs et les devoirs du christianisme qu’ils ignorent. […] Ainsi l’on voit avec un sensible déplaisir que cette éducation des enfants du pauvre peuple est totalement négligée, quoiqu’elle soit la plus importante de l’État ».
Charles Démia
En 1689, à la mort de Charles Démia, 16 écoles de charité accueillent garçons et filles à Lyon.
En 1790 la Révolution supprimera la congrégation Saint Charles et avec elle les écoles pour les pauvres.
Jean Baptiste de la Salle, prêtre, (1651-1719) fonda de son côté, en 1691, l'Institut des frères des écoles chrétiennes qui oeuvreront pour l’éducation des enfants pauvres à Reims puis à Paris et ensuite sur tout le territoire. Là aussi la Révolution mis un terme à cet enseignement.
Jean Baptiste de la Salle
Il y a aussi les petites écoles de Port Royal qui accueillent des enfants de moins de 12 ans (parmi lesquels il y eut pendant 10 ans Jean Racine, orphelin très jeune). Ces petites écoles sont liées à l’abbaye de Port Royal et sont fidèles à la pensée janséniste. Blaise Pascal fut l’un des professeurs qui exercèrent dans ces écoles. Elles ne durèrent pas longtemps malheureusement, victimes des querelles entre Jésuites et Jansénistes.
Et enfin quelques initiatives privées à l’instar de celle de cet avocat au parlement de Paris qui fonde à Vierzon en 1763 une école gratuite pour les enfants pauvres de la ville.
Mais malgré les efforts louables de ces bonnes volontés, force est de constater qu’il ne s’agit là que d’initiatives localisées, hétérogènes et non généralisées à l’ensemble du territoire et surtout il ne faut pas oublier que les parents préfèrent garder leurs enfants pour leur force de travail et l’argent qui en découlera.
Mais revenons à nos Lumières …
Si, au temps des Lumières, les débats se concentrent donc essentiellement sur le contenu de l’éducation à apporter au petit enfant et à l’homme en devenir, il va également porter sur les destinataires de cette précieuse éducation.
Et c’est là que l’on ne peut qu’être étonné du parti pris de certains philosophes des Lumières …
Ainsi Louis-René de Caradeuc de La Chalotais (1701-1785), procureur général au Parlement de Bretagne est manifestement peu touché de la nécessité de développer l'instruction du grand nombre ; pour lui seul l’éducation d’une élite est nécessaire.
Certes ce monsieur n’est pas philosophe mais son positionnement face à l’éducation du peuple sera repris sans restriction par l’un de nos plus célèbres penseurs du 18ème siècle, Voltaire.
De la Chalotais
De La Chalotais rédige donc en 1763 son "Essai d’éducation nationale" où il fustige l’instruction d’alors essentiellement dispensée par l’Eglise, notamment les Jésuites dont il est un farouche opposant. Or leur enseignement s’adresse à tous et c’est justement là que de la Chalotais fulmine : « n’y a t-il pas trop d’écrivains, trop d’académies, trop de collèges ? (…) il n’y a jamais eu autant d’étudiants dans un royaume où tout le monde se plaint de la dépopulation : le Peuple veut étudier ; des Laboureurs, des Artisans envoient leurs enfants dans les Collèges des petites Villes, où il en coûte peu pour vivre et quand ils ont fait de mauvaises études qui ne leur ont appris qu’à dédaigner la profession de leurs pères ils se jettent dans les Cloitres et dans l’état ecclésiastique ou prennent des offices de justice. (…) le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier ne s’en acquittera jamais avec courage et patience. »
Voltaire
Voltaire (1694 - 1778) le félicitera d’en exclure les enfants du peuple : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés».
Voltaire réitèrera ses positions sectaires dans une lettre écrite en mars 1766 à Damiaville, homme de lettre né à Bordeaux en 1723 : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit ; il n’est pas digne de l’être… ».
Le 1er avril, il persiste dans un nouveau courrier toujours adressé à Damiaville : « je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyen ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me parait essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre et si vous aviez des charrues vous seriez bien de mon avis ».
Rousseau (1712-1778) n’est pas en reste puisque dans l’Emile il écrit : « Le pauvre n’a pas besoin d’éducation ; celle de son état est forcée, il n’en saurait avoir d’autre ; au contraire, l’éducation que le riche reçoit de son état est celle qui lui convient le moins et pour lui-même et pour la société ».
Rousseau
Diderot (1713-1784) heureusement est d’un autre avis puisqu’il écrit dans son ouvrage le "Plan d’une université ou d’une éducation publique dans toutes les sciences", (qu’il rédige pour Catherine II dès son retour de Russie en 1775) ces diverses lignes démontrant bel et bien qu’il est en faveur de l’instruction des masses laborieuses :
Diderot
Le principe d'une éducation pour tous : « Depuis le 1er ministre jusqu’au dernier paysan il est bon que chacun sache lire, écrire et compter » ou encore : « Instruire une nation, c’est la civiliser. Y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie".
Les raisons de ce principe : « Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortirons plutôt d’une chaumière que d’un palais ».
"Quoiqu’il en soit, les basses conditions de la société seront donc dans tous les empires la pépinière des moeurs, des connaissances, des talents, de la gloire et de l’illustration présente et à venir de leurs nations".
La naissance n'est pas un gage de réussite : "Dans toutes les contrées, presque tous les hommes qui se distinguent dans les sciences et les arts sont de basse extraction, et la raison en est simple. Ces conditions communes fournissent mille hommes contre un de naissance. Les premiers sont élevés plus sévèrement ; moins chers à leurs parents indigents, ils sont moins corrompus ; ils n’imaginent pas qu’on sait tout sans rien apprendre ; ils se tourmentent ; ils travaillent ; ils se hâtent de sortir de leur obscurité, l’unique moyen d’obtenir les aisances de la vie qui leur manquent, ou de s’en consoler par la considération générale, l’estime de leurs semblables, et la conscience de leur valeur ».
Les conditions de l'éducation : « C’est des basses ou dernières conditions de la société dont les enfants restent sans aucune sorte d’éducation que sortent toutes les sortes de malfaiteurs. On a voulu à Paris les enlever à leurs parents, et cette violence a causé une révolte ; c’est qu’il fallait les contraindre à se rendre dans les écoles publiques et leur fournir du pain dans ces écoles".
« Moins il y a d’opulence autour du berceau de l’enfant qui naît, mieux les parents conçoivent la nécessité de l’éducation, plus sérieusement et plus tôt l’enfant est appliqué ».
Sources
L’éducation des enfants au XVIIIe siècle de Luisa Messina
Diderot et l’éducation du peuple de Liliane Maury
Les sociétés au XVIIe siècle de Annie Antoine et Cédric Michon
Histoire incorrecte de l’école de Virginie Subias Konofal
PETITE HISTOIRE DES VACANCES SCOLAIRES
Petite histoire des vacances scolaires
Sous l’Ancien Régime, les jours de congés correspondent essentiellement aux fêtes chrétiennes et au calendrier liturgique (Epiphanie, Saint-Charlemagne, Sainte Geneviève, Pentecôte, Carnaval, Assomption, Toussaint, Sainte-Catherine, Ascension, Fête-Dieu, fête paroissiale etc). Le plus gros des congés étant condensé sur août/septembre. Ces vacances d’été correspondant en effet à l’aide que les enfants devaient apporter lors des vendanges et de la moisson.
Kermesse - détail d'un tableau de Pieter Brueghel l'Ancien
Mais même ainsi les usages en matière de début des congés et de durée de ceux ci restent essentiellement locaux et le resteront longtemps d’ailleurs: ainsi début 1600, au collège d'Arras la sortie a lieu le 25 août et les vacances durent jusqu'au 10 octobre; au collège d'Abbeville, au XVIIIe siècle, les vacances débutent le 15 août et durent environ un mois et demi.
Avec la révolution, la durée des vacances reste fixée à une soixantaine de jours entre le milieu d'août et la fin septembre et des jours de repos sont prévus à certains moments de l’année.
Une fois la période révolutionnaire terminée, retour aux pratiques d’antan : dans toutes les écoles, les congés dits extraordinaires (donc autres que ceux d’été) sont liés à nouveau aux fêtes religieuses comme par le passé. Mais avec une volonté de réduire le nombre de ces petits congés.
Ainsi au début du Consulat en 1800 les seules vacances accordées sont celles d’été et il faudra attendre 1860 pour que Napoléon III accorde 5 jours de vacances supplémentaires pour les fêtes de Pâques.
Il est même question à cette époque de réduire les vacances dans les écoles secondaires à une quinzaine de jours en août. Un arrêté du 2 septembre 1800 va aller jusqu'à les supprimer, accordant seulement « aux élèves qui se seront bien conduits, la permission d'aller en vacances tous les deux ans ».
Finalement en 1803 on revient aux pratiques d’antan en réinstaurant 7 semaines de congés d’été ainsi que d’autres petites périodes de vacances au cours de l’année.
La durée de ces congés d’été est toutefois très fluctuante et va dépendre essentiellement des pratiques de vie des différentes époques : d’une société essentiellement paysanne jusqu’au milieu du 20ème siècle la France va en effet se transformer peu à peu en une société de consommation et de loisirs avec les premiers congés payés et l’apparition du tourisme ; tout cela va nécessairement influer sur les vacances de nos chères têtes blondes.
Et c’est ainsi qu’en 1814 on rabote un peu les vacances d’été : on en est à 6 semaines.
En 1851, il est confié aux recteurs départementaux le soin de fixer la date et la durée des vacances d’été entre août et octobre pour une durée de l'ordre d'un mois.
En 1875, le début des congés est fixé au 9 août.
1882 marque la grande année de l’éducation nationale puisque la loi Ferry rend l’école laïque, publique et obligatoire. Mais en pratique ne nous leurrons pas, cela ne va pas changer grand-chose dans l’immédiat.
Classe de garçons à Hellemmes (Nord) fin 19ème siècle
D’abord parce que ce seront les préfets qui désormais vont donner la date de départ en vacances ; on est donc toujours sur des plages de vacances différentes en fonction des départements. Rien n’est uniformisé.
Et surtout l'absentéisme ne va pas disparaître comme ça. On estime en 1890 qu'il est de l'ordre de 15 %. En 1929, le taux d'absentéisme est encore d'environ 10 % et c'est en 1942 que le régime de Vichy décide de supprimer les allocations familiales aux familles coupables de ne pas envoyer leurs enfants à l'école.
Toutefois il faut bien garder en tête que globalement la situation des villes et des campagnes est très différente : dans les écoles primaires rurales, l'absentéisme saisonnier est beaucoup plus important que dans les villes. Ainsi le Manuel général de l'instruction primaire signale en 1834 que, des premiers jours d'avril ou de mai jusqu'à la fin d'octobre ou quelquefois de novembre, « le retour régulier des travaux agricoles enlève à nos écoles toute leur population ». Ce sera un mal récurrent chaque année qui ne va réellement disparaître qu’avec la fin de la petite paysannerie française au XXème siècle.
En 1888 la durée des congés d’été passe de 4 semaines à 9 semaines.
L'arrêté du 4 janvier 1894 restreint les grandes vacances à six semaines, mais prévoit que « lorsque les besoins des populations l'exigent et avec l'assentiment du conseil municipal », la fermeture des classes peut être limitée à quinze jours.
L'arrêté du 24 juillet 1905 s'attaque aux congés extraordinaires et les réduit à une semaine pour les fêtes de Pâques, au premier de l'an, au lundi de Pentecôte et au lendemain de la Toussaint; s'y ajoutent les jours de fêtes patronales et la célébration du 14 juillet.
En 1912, le début des ‘’grandes vacances’’ est avancé au 14 juillet ; mais elles durent jusqu’au 1er octobre.
En 1922 le manque de main d'oeuvre dans les champs se fait cruellement sentir. Le ministre de l'Instruction publique octroie donc aux écoliers deux semaines de vacances supplémentaires afin qu'ils puissent aider au travail agricole.
En 1925, les petites vacances sont à l’honneur ! on a désormais deux semaines de vacances à Noël ; les vacance de Pâques passent d’une semaine à deux.
Sous le Front populaire, en 1936, des ‘’petites vacances’’ apparaissent : quatre jours en février, si Pâques arrive tard ; quatre jours à la Pentecôte, si Pâques est tôt.
Premiers congés payés en 1936
En 1938 le ministre Jean Zay considère, dans une note officielle au Conseil supérieur de l'éducation nationale, que « les vacances des enfants doivent être mises en harmonie avec les congés payés des parents » . L'arrêté ministériel du 11 juillet 1938 fixe donc les dates et durées des congés comme suit : deux jours pour la Toussaint, dix jours pour Noël et le jour de l'an, un jour pour mardi-gras, quinze jours pour Pâques, le lundi de Pentecôte et des vacances d'été du 15 juillet au 30 septembre.
En 1959, les grandes vacances sont déplacées dans leur ensemble de deux semaines : elles commencent plus tôt ( le 1er juillet) et finissent plus tôt ( à la mi-septembre ) ; on définit également trois zones académiques décalées l'une par rapport à l'autre en particulier pour les petits congés.
Camping à Trouville (14) en 1952
En 1960, les vacances d'été débutent le 28 juin et se terminent le 16 septembre. Mais la France est encore majoritairement paysanne et la circulaire fixant le calendrier scolaire de l’année 1960/1961 précise qu’il est prévu des autorisations d’absences entre les 15 et 30 septembre accordées par l’Inspecteur d’académie, sur demande des personnes responsables, aux enfants ayant au moins douze ans qui sont occupés aux travaux agricoles (article 5, loi du 28 mars 1882), dans les départements viticoles compte tenu des travaux de vendanges (Circulaire du 19 septembre 1960).
En 1972, (après les jeux olympiques d’hiver de Grenoble) les vacances d’hiver deviennent désormais une véritable institution et un marqueur de notre temps : les loisirs et le tourisme se diversifient considérablement et cela ne va plus s'arrêter !
Déjà en 1910 ! Skieurs de Morez - Jura
Début des années 80 : rééquilibrage des vacances scolaires :
- « les grandes vacances » devenues « les vacances d’été » vont être amputées de 2 semaines au profit des vacances de la Toussaint avec 10 jours accordés de la fin octobre au 2 novembre, et d’hiver : 2 semaines reparties entre février et mars suivant les académies.
- Les deux semaines de vacances de septembre disparaissent définitivement avec l’extinction de ce que l’on a appelé la petite paysannerie française ; nous sommes définitivement rentrés dans l’ère de la société de loisirs !
Bonne rentrée !
Rentrée des classes à Paris en 1930
Sources
Les rythmes scolaires en France : permanences, résistances et Inflexions - Paul Gerbod
Vacances en France de 1830 à nos jours - André Rauch
Conditions de vie des ouvriers : une lingère à Lille au 19ème - 4
Vie d'une lingère à Lille au milieu du 19ème siècle
En 1856, l’ingénieur Pierre Guillaume Frédéric Le Play (1806-1882) fonde la Société internationale des études pratiques d’économie sociale, qui initie des enquêtes très minutieuses sur les ouvriers, fondées sur l’observation du terrain et l’évaluation quantitative du budget. Il a lui-même parcouru l’Europe pendant près de 18 ans à des fins d’observations des populations et de leurs conditions de vie. Il en est sorti un ouvrage en 1855 : Les ouvriers européens et près de 300 monographies.
La lingère - Léon Delachaux
L’une d’elles concerne la vie d’une lingère à Lille vers 1856.
En voici quelques extraits :
« L’ouvrière a été séduite par un ouvrier serrurier. Il est résulté de cette union un enfant du sexe masculin […] L’ouvrière a de l’intelligence, de l’esprit, un dévouement inaltérable pour son enfant et un fond de gaieté qui l’abandonne rarement. Son heureux caractère lui fait supporter aisément ses souffrances physiques. Dans l’hiver, lorsqu’elle est sans feu et n’a pour passer la nuit sur son grabat qu’une simple couverture de coton gris, elle entasse ses vêtements sur l’enfant pour le garantir du froid. Sa conduite n’a pas toujours été pure; mais les circonstances dans lesquelles la malheureuse fille a succombé, les souffrances morales et physiques qu’elle a endurées, son dévouement pour son enfant, semblent devoir racheter sa faute […]
Jusqu’à l’âge de 8 ans, époque où elle a perdu son père, elle est allée à l’école; elle sait passablement lire, mais elle ne sait pas écrire […] Tout en elle annonce une constitution affaiblie par les privations, l’excès de travail et les souffrances physiques […] Son enfant est pâle, maigre, et toute sa constitution est empreinte de débilité […] L’état de mère fille la place au dernier rang de la société : elle rencontre peu de sympathie et de pitié […]
L’ouvrière peine à suffire aux premières nécessités de la vie. Son salaire est ordinairement absorbé d’avance par de petites dettes contractées envers les fournisseurs. Son matériel : 12 aiguilles diverses (0,15 F) ; 1 paire de ciseaux (0,50 F) ; 1 pelote de coton (0,15 F) ; 1 dé à coudre (0,15 F). Total, 0,95 F.
La plus importante subvention dont profite l’ouvrière consiste dans le paiement de son loyer par un de ses frères […] Un couple de chemises lui sont données annuellement par son patron, et des vêtements hors de service, qu’une personne bienfaisante lui envoie de temps à autre, servent à habiller l’enfant. (…)
Tout le travail de l’ouvrière est exécuté chez elle, au compte d’un patron, et à la pièce. L’ouvrière monte des chemises d’hommes ou tire des fils [ce qui] n’est confié dans les ateliers qu’aux meilleures ouvrières; c’est le travail le plus fatiguant, mais aussi le mieux rétribué. Avec la couture qui forme les plis des devants, le tirage des fils est payé, à Lille, à raison de 3,50 F les 100 plis […]
Le temps nécessaire pour tirer les fils et coudre 100 plis est au moins de 20 heures de travail. L’ouvrière, consacrant 10 heures par jour à sa besogne, gagne donc 1,75 F quotidiennement ; mais il y a lieu de déduire un quart de produit pour chômages résultant des déplacements et des maladies […]
L’ouvrière et son enfant font généralement quatre repas par jour. Le déjeuner, à 8 heures du matin, se compose d’un peu de pain légèrement beurré qu’ils trempent dans du lait pur ou coupé d’eau de chicorée. Le dîner, qui a lieu à midi précis, consiste en pain et légumes (le plus souvent des pommes de terre) auxquels s’ajoute parfois un peu de viande. Autant que possible l’ouvrière met le pot-au-feu deux fois par semaine, mais avec des morceaux de viande de qualité inférieure […] Le goûter, vers 4 heures du soir, ne comporte qu’une tartine, longue et mince tranche de pain légèrement beurrée. Enfin le souper, qui se prend ordinairement à 8 heures du soir, se compose, comme le déjeuner, de pain trempé dans du lait pur ou mélangé. L’ouvrière ne consomme aucune boisson fermentée […]
L’ouvrière habite à Lille une seule pièce […] La surface totale de la pièce est de 10 mètres […] Les murs sont absolument nus. Il n’y a point de cheminée ; celle-ci est remplacée par un poêle […] Le mobilier a l’aspect le plus triste […] Les meilleurs vêtements de l’ouvrière sont engagés au mont-de-piété.»
Voir également :
les conditions de vie des ouvriers 1
les conditions de vie des ouvriers 2
les conditions de vie des ouvriers 3
Sources
J. Marseille, « Une vie de lingère », L’Histoire, n° 349, janvier 2010.
Conditions de vie des ouvriers - Filature du 19ème - 3
Extrait du règlement d’une filature de l’Essonne (1828)
« Art. 7. La journée de travail se compose de treize heures ; les heures excédantes seront payées aux ouvriers dans la proportion de leur salaire et dans aucun cas, ils ne pourront refuser un excédent de travail, quand les circonstances l’exigeront, sous peine de deux francs d’amende.
Art. 8. Tout ouvrier en retard de dix minutes sera mis à une amende de vingt-cinq centimes ; s’il manque complètement, il paie une amende de la valeur du temps d’absence.
Art. 9. Une fois entré, un ouvrier ne peut sortir sans une permission écrite, sous peine d’une amende de la valeur de sa journée […]
Art. 11. L’ouvrier qui se présenterait ivre dans les ateliers sera conduit hors de la fabrique, et paiera trois francs d’amende. Il est expressément défendu d’aller dans le cabaret qui est en face de la grille […]
Art. 16. Toute ouvrière qui laverait ses mains ou des effets quelconques avec le savon de la fabrique paiera trois francs d’amende ; si elle était surprise en emportant, elle sera renvoyée et sa paie confisquée.
Art. 17. Il est défendu aux ouvriers de jouer, jurer, crier, chanter, se quereller ou de battre dans les ateliers, manger ou dormir pendant les heures de travail, d’aller en bateau, de se baigner et de courir dans la propriété, sous peine de vingt-cinq centimes à un franc d’amende, suivant la gravité du cas […]
Art. 22. Il est expressément défendu de sortir de l’atelier, sous quelque prétexte que ce soit, pendant les heures de travail, d’aller plus d’une fois par tiers aux lieux, et de s’y trouver plusieurs en même temps, sous peine de vingt-cinq centimes d’amende ; il y a dans chaque atelier une ouvrière chargée spécialement de remplacer celle qui désire sortir ; en conséquence, avant d’arrêter son métier, l’ouvrière soit s’assurer si la remplaçante est libre, et la mettre à sa place avant de quitter, sous peine d’un franc d’amende […]
Art. 24. Quiconque arrêtera son métier sans nécessité, s’habillera avant l’heure, paiera vingt-cinq centimes d’amende. »
Louis Bergeron, L’industrialisation de la France au XIXe siècle, Hatier, p. 36-37, cité dans Jean-Michel Gaillard, André Lespagnol, Les mutations économiques et sociales au XIXe siècle (1780-1880)
Moulin à poudre de Corbeil Essonnes qui fut transformé en filature de soie en 1822
Voir également les articles suivants :
les conditions de vie des ouvriers 1
les conditions de vie des ouvriers 2
les conditions de vie des ouvriers 4
Condition de vie des ouvriers - Les filatures du 19ème siècle - 2
Extrait tiré du chapitre II du livre de Louis René Villermé (Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie)
Chap. II - Des ouvriers de l’industrie cotonnière dans le département du Haut-Rhin.
Progression fulgurante de l’industrie du coton en France
« C’est dans le Haut-Rhin, dans la Seine inférieure, et plus particulièrement dans la ville de Mulhouse, que l’industrie du coton a pris, en France, le plus grand développement ; elle a fait surtout des pas de géant dans le premier de ces départements. Dès l’année 1827, on y comptait 44 840 ouvriers employés dans les seuls ateliers de filature, de tissage et d’impression d’indiennes… Sept ans plus tard, en 1834, époque de prospérité et d’extension pour ces manufactures, on évaluait approximativement à 91 000 le nombre de leurs travailleurs… (un) quart de la population ».
Filature Hartmann à Munster
Durée du travail des ouvriers
« La durée journalière du travail varie… A Mulhouse, à Dornach… les tissages et les filatures mécaniques s’ouvrent généralement le matin à cinq heures, et se ferment le soir à huit, quelquefois à neuf. En hiver, l’entrée en est fréquemment retardée jusqu’au jour, mais les ouvriers n’y gagnent pas pour cela une minute. Ainsi leur journée est au moins de quinze heures. Sur ce temps, ils ont une demi-heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner ; c’est là tout le repos qu’on leur accorde. Par conséquent, ils ne fournissent jamais moins de treize heures et demie de travail par jour ».
Conditions de travail et de logement
« La cherté des loyers ne permet pas à ceux des ouvriers en coton du département du Haut-Rhin, qui gagnent les plus faibles salaires ou qui ont les plus fortes charges, de se loger. Toujours auprès de leurs ateliers. Cela s’observe surtout à Mulhouse. Cette ville s’accroît très vite ; mais les manufactures se développant plus rapidement encore, elle ne peut recevoir tous ceux qu’attire sans cesse dans ses murs le besoin de travail. De là, la nécessité pour les plus pauvres, qui ne pourraient d’ailleurs payer les loyers au taux élevé où ils sont, d’aller se loger loin de la ville, à une lieue, une lieue et demie, ou même plus loin, et d’en faire par conséquent chaque jour deux ou trois, pour se rendre le matin à la manufacture, et rentrer le soir chez eux.
Ainsi à la fatigue d’une journée déjà démesurément longue, puisqu’elle est au moins de quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux, celle de ces allées et retours si fréquents, si pénibles. Il en résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils en sortent avant d’être complètement reposés, pour se trouver dans l’atelier à l’heure de l’ouverture.
On conçoit que pour éviter de parcourir deux fois chaque jour un chemin aussi long, ils s’entassent, si l’on peut parler ainsi, dans des chambres ou petites pièces, malsaines, mais situées à proximité de leur lieu de travail. J’ai vu à Mulhouse…de ces misérables logements où deux familles couchaient chacune dans un coin, sur de la paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches. Des lambeaux de couverture et souvent une espèce de matelas de plumes d’une saleté dégoûtante, voilà tout ce qui leur recouvrait cette paille.
Du reste, un mauvais et unique grabat pour toute la famille, un petit poêle qui sert à la cuisine comme au chauffage, une caisse ou grande boîte qui sert d’armoire, une table, deux ou trois chaises, un banc, quelques poteries, composent communément tout le mobilier qui garnit la chambre des ouvriers.
Cette chambre que je suppose à feu et de 10 à 12 pieds en tous sens, coûte ordinairement à chaque ménage, qui veut en avoir une entière, dans Mulhouse ou à proximité de Mulhouse, de 6 à 8 F. et même 9 F par mois. »
Conséquences de la misère sur la mortalité
« Et cette misère, dans laquelle vivent les derniers ouvriers de l’industrie du coton, est si profonde qu’elle produit ce triste résultat, que tandis que dans les familles de fabricants, négociants, drapiers, directeurs d’usines, la moitié des enfants atteint la 29è année, cette même moitié cesse d’exister avant l’âge de deux ans accomplis dans les familles de tisserands et d’ouvriers des filatures de coton ».
Filature Schlumberger et Herzog
Migration de travail
« Il ne faut pas croire cependant que l’industrie du coton fasse tous ces pauvres. Non ; mais elle les appelle et les rassemble des autres pays. Ceux qui n’ont plus de moyens d’existence chez eux, qui en sont chassés, qui n’y ont plus droit aux secours des paroisses (entre autres beaucoup de Suisses, de Badois, d’habitants de la Lorraine allemande), se rendent par familles entières à Mulhouse, à Thann et dans les villes manufacturières voisines, attirés qu’ils y sont d’avoir de l’ouvrage. Ils se logent le moins loin qu’ils peuvent des lieux où ils en trouvent, et d’abord dans des greniers, des celliers, des hangars, etc., en attendant qu’ils puissent se procurer des logements plus commodes.
J’ai vu sur les chemins, pendant le peu de temps que j’ai passé en Alsace, de ces familles qui venaient de l’Allemagne, et traînaient avec elles beaucoup de petits enfants. Leur tranquillité, leur circonspection, leur manière de se présenter, contrastaient avec l’effronterie et l’insolence de nos vagabonds. Tout en eux paraissait rendre l’infortune respectable : ils ne mendiaient pas, ils sollicitaient seulement de l’ouvrage ».
Les enfants
« Les enfants employés dans les manufactures de coton de l’Alsace, y étant admis dès l’âge où ils peuvent commencer à peine à recevoir les bienfaits de l’instruction primaire, doivent presque toujours en rester privés. Quelques fabricants cependant ont établi chez eux des écoles où ils font passer, chaque jour et les uns après les autres, les plus jeunes ouvriers. Mais ceux-ci n’en profitent que difficilement, presque toutes leurs facultés physiques et intellectuelles étant absorbées dans l’atelier. Le plus grand avantage qu’ils retirent de l’école est peut-être de se reposer de leur travail pendant une heure ou deux ».
Alimentation des ouvriers
« Sous le rapport de la nourriture, comme sous d’autres rapports, les ouvriers en coton peuvent se diviser en plusieurs classes.
Pour les plus pauvres, tels que ceux des filatures, des tissages, et quelques manœuvres, la nourriture se compose communément de pommes de terre, qui en font la base, de soupes maigres, d’un peu de mauvais laitage, de mauvaises pâtes et de pain. Ce dernier est heureusement d’assez bonne qualité. Ils ne mangent de la viande et ne boivent du vin que le jour ou le lendemain de la paie, c’est-à-dire deux fois par mois.
Ceux qui ont une position moins mauvaise, ou qui, n’ayant aucune charge, gagnent par jour 20 à 35 sous, ajoutent à ce régime des légumes et parfois un peu de viande.
Ceux dont le salaire journalier est au moins de 2 F. et qui n’ont également aucune charge, mangent presque tous les jours de la viande avec des légumes ; beaucoup d’entre eux, surtout les femmes, déjeunent avec du café au lait.
La seule nourriture d’une pauvre famille d’ouvriers composée de six personnes, le mari, la femme et 4 enfants, lui coûte 33 à 34 sous par jour. La dépense moyenne, jugée strictement indispensable à leur entretien complet, serait, d’après mes renseignements : - à Mulhouse : 2F. 63 par jour, 959 F. par an ».